Quelques mois plus tard, où en est-on ?
Ma partie, qui commence l'histoire, est écrite, et Notsil planche actuellement sur la suite. Voici donc le début du prologue à notre future histoire collective !
Timorius Batefus Afforta
Timorius Batefus Afforta était persuadé qu’il allait mourir, tandis qu’il contemplait, fataliste, la vague gigantesque qui s’apprêtait à s’abattre sur la trière. Il noua ses bras autour du bastingage du gaillard et ferma les yeux. La vague submergea le navire, avant de se retirer. Timorius tint bon, à sa grande surprise, après avoir cru qu’il allait se faire démembrer par la mer en furie.
Tremblant autant de peur que de froid, il ouvrit un œil et s’aperçut que le timonier n’était plus à son poste. Pauvre bougre. C’était le troisième barreur qu’ils perdaient de cette manière. Une fois de plus, la corde qui en arrimait un au gouvernail avait lâché.
A moitié sonné, Timorius distinguait à peine la limite entre la mer et le ciel, malstrom de différentes teintes de gris. Lugubre monochromie qui semblait appeler une fin tragique. Il recracha de l’eau, se demandant combien de litres il en avait avalé depuis le début de la tempête. Il ne sentait presque plus ses membres gourds, tétanisés par les tourbillons déchaînés du vent.
Les consignes du capitaine avaient été de surveiller la mer pour éviter de s’échouer, mais Timorius savait que cela ne servait plus à rien. Même si l’un des marins restait au gouvernail, la visibilité était trop réduite pour qu’il soit d’une quelconque utilité. Timorius devait impérativement se réfugier dans les entrailles de la trière, avec les autres, s’il voulait survivre… et s’il avait encore la force de sauter. Le capitaine comprendrait sûrement que la situation sur le pont était intenable. Et même s’il refusait de comprendre, qu’importait.
Sa résolution prise, il lui fallait attendre le bon moment pour tenter de plonger vers le reste de l’équipage, qu’il distinguait vaguement en contrebas, couchés autour des bancs de rameurs, ou écopant laborieusement.
La trière fut soulevée par une main géante, et Timorius sentit son estomac se soulever à l’unisson. Tandis que le navire s’abattait brutalement, le pauvre Lastrimien se vomit dessus…une fois de plus. Au moins, cela faisait déjà des heures qu’il n’avait plus que de la bile à rendre, et les paquets de mer qui ne cessaient de le fouetter le nettoyaient aussitôt.
Il fut à nouveau submergé par une violente lame de fond, et manqua de passer par-dessus bord. Le cœur battant à tout rompre, il parvint tant bien que mal à affermir sa prise. Le cri de désespoir qu’il lança ne parvint même pas à ses oreilles assourdies par les éléments déchaînés, qui lui faisaient clairement comprendre son insignifiance et ne semblaient avoir comme seul but de le rayer de la surface de Galéir.
Cédant à la panique, et alors que la trière escaladait à nouveau une vague monumentale, il bondit à l’aveuglette vers le fond du navire. Sa mâchoire heurta le bord d’un banc de rameur, et il s’y agrippa comme si sa vie en dépendait. Etourdi, il vit comme dans un rêve les rameurs qui écopaient, des seaux en bois ou des cuvettes en étain à la main.
Il eut envie de rire, tellement il les trouva ridicules et pathétiques. Comme si leurs pitoyables efforts allaient servir à quelque chose face à l’apocalypse qui s’était abattu sur eux ! Il éclata en sanglots.
Il fallut un long moment au Lastrimien pour se calmer, et être à nouveau conscient de son environnement. Dès qu’il eut repris ses esprits, il se redressa et tira sur sa tunique. Il était frigorifié, mais décida de se rendre utile. Il se fraya maladroitement un chemin parmi les marins : ceux qui n’écopaient pas, ou qui n’étaient pas occupés à vomir tripes et boyaux, étaient assis sur les bancs de rameurs, les yeux éteints. Impossible de dormir dans de telles conditions, surtout qu’à l’intérieur du navire, l’eau montait jusqu’aux genoux.
Timorius repéra enfin la silhouette imposante du capitaine Brulius, occupé à donner de la voix pour encourager ses hommes. Il ne put s’empêcher, comme à chaque fois, d’être impressionné par sa stature. Brulius était une force de la nature. Son visage aux yeux durs et aux traits fins était couturé de cicatrices, comme le reste de son corps, vestiges d’une longue carrière de mercenaire sur les mers. Excellent marin, contrairement à la majorité des Lastrimiens, il n’était pas loin d’être considéré comme une légende vivante par ses compatriotes, et les autorités du pays n’avaient pas hésité à mettre le prix fort pour s’assurer ses services.
Il le rejoignit, et les deux hommes furent obligés de crier pour se faire entendre, leurs têtes presque à se toucher.
– Capitaine, il n’y a plus de barreur, et je crains qu’il soit inutile d’en remettre un. Même si nous arrivions à repérer des écueils ou une terre, il serait impossible de manœuvrer le navire pour éviter une catastrophe.
Brulius opina du chef, et enchaîna :
– Une estimation de l’endroit où nous sommes ?
– Aucune, capitaine, désolé. Le vieux Dalerius a été l’un des premiers à tomber à la mer.
Les deux hommes se regardèrent. Il n’y avait plus rien à ajouter. Leur trière n’était plus qu’une coquille de noix soumise aux caprices de la tempête. Le seul geste qu’ils pouvaient accomplir pour espérer se sauver, et qui leur semblait bien futile à ce moment, était d’écoper. Et de prier pour qu’un miracle se produise. Ils ne maîtrisaient plus d’autres paramètres.
Brulius attrapa une cuvette d’étain, qui flottait non loin de lui, la tendit à Timorius, et hocha la tête. Ce dernier fit demi-tour, empli d’angoisse : pour la première fois depuis qu’il le connaissait, il venait de lire de la peur dans le regard de Brulius.
***
Pourtant, le capitaine n’avait pas hésité, deux jours plus tôt. Le navire faisait alors la tournée des villages côtiers de Lastrimia les plus à l’ouest du pays. Les pirates avaient tendance à pulluler, ces temps-ci, et il était toujours bon de leur rappeler que les autorités du pays veillaient sur les mers…même s’il s’agissait plus pour la marine lastrimienne de se montrer plutôt qu’autre chose. La domination maritime n’avait jamais été le fort de Lastrimia.
Ce jour là, donc, la trière naviguait droit sur le village le plus proche de la Forêt de Daerwilann, tenue par les redoutables Pirlains, peuple hostile qui défendait farouchement son territoire contre toute incursion lastrimienne. Par bonheur, eux ne s’aventuraient pas sur l’eau.
Longtemps avant que le navire n’attaque le dernier coude qui dévoilerait la colonie à la vue de l’équipage, celui-ci comprit que quelque chose s’était produit. Une épaisse fumée noire de mauvais augure s’élevait paresseusement dans les cieux gris. Quand le petit port se dévoila enfin à leurs regards, les marins purent contempler l’ampleur du désastre : l’ancien établissement n’était plus que ruines fumantes, de pierre et de bois.
A l’autre bout de l’anse, les Lastrimiens eurent juste le temps de voir une autre galère disparaître derrière une avancée rocheuse du front de mer.
Brulius n’hésita pas une seconde :
– Tous aux rames !
Les survivants du comptoir, si jamais il y en avait, tiendraient bien jusqu’à leur retour. Mais si les nouveaux arrivants s’arrêtaient, ils perdraient la piste des pirates.
– Il nous les faut ! rugit Brulius. C’est le septième village à être rasé ce mois-ci, et je fais le serment que ce sera le dernier !
En tant qu’officier en second, Timorius se sentit obligé de rappeler à son supérieur l’état du ciel, où les nuages s’amoncelaient, menaçants. Le vent ne cessait de forcir depuis quelques heures, petit à petit. Et Brulius lui-même avait annoncé qu’il leur faudrait gagner un abri, qu’une tempête risquait de se déchaîner. Il ne voulut rien savoir.
– Nous allons les poursuivre et les anéantir.
– Mais, capitaine Brulius, les conditions…
– Les conditions sont ce qu’elles sont, Timorius. Ce qui est sûr, c’est que si les pirates prennent le risque d’affronter une tempête, nous le ferons aussi. Et rassurez-vous : ces maudits assassins ont sûrement une anse pour se protéger non loin d’ici. Ils ne sont pas fous et connaissent ces côtes bien mieux que nous.
Comprenant que Brulius resterait inflexible, Timorius chercha du soutien dans le regard des hommes d’équipage. Il n’en trouva aucun. Ces marins étaient la fierté de la flotte lastrimienne, formés depuis des années par Brulius lui-même. Dans leurs yeux ne brillait aucune peur, seulement l’envie d’en découdre avec les pirates.
Dans ceux de Timorius, en revanche, il y avait beaucoup de place pour les doutes. Comme il l’avait souligné à Brulius, ils n’avaient que des connaissances sommaires des rivages avoisinants. Moins importantes que celles des pirates, cela semblait certain. Une boule se forma dans sa gorge, quand il pensa pour la première fois depuis son embarquement à l’éventualité de sa mort.
Il chercha à repousser cette idée pernicieuse. Certes, il n’avait rien d’un marin, et le plus récent des membres d’équipage en connaissait plus que lui sur la navigation. Il ne devait son poste d’officier en second qu’aux lois lastrimiennes, qui astreignaient ses citoyens à servir un mois par an sous les étendards du pays. Il était entre de bonnes mains, alors pourquoi s’inquiéter inutilement ?
Pourtant…pourtant, un mauvais pressentiment l’habitait. Il se sentait oppressé. Etait-ce le fait de naviguer dans des eaux peu connues ? De naviguer tout court ? Savoir qu’ils prenaient la direction des côtes tenues par les sanguinaires Pirlains ajoutait également à son malaise latent.
Timorius se devait de faire bonne figure. Tempête en formation ? Au diable ! Risque d’écueils et de courants traîtres ? Leur navire était solide. Il remplirait son devoir vaille que vaille, et serait un atout dans cette mission vengeresse.
Et il le remplit durant les deux jours suivants. La galère des pirates se cacha dans un banc de brume traversé d’éclairs. Ils suivirent l’ennemi, et le perdirent définitivement. Ils gagnèrent la tempête en échange. Jusqu’à ce moment fatidique où Timorius vit la peur dans les yeux de Brulius.
Il n’eut pas le temps de s’appesantir davantage sur la sensation désagréable qui revint se nicher dans sa poitrine, que l’apocalypse s’abattait sur le navire. Tout commença par un raclement contre la coque, rapidement suivi par l’explosion d’une partie de celle-ci, à à peine un mètre de Timorius, dans un craquement déchirant. Incrédule, il vit des rochers saillants parmi les débris de la coque. Des écueils ! Ils venaient de s’échouer ! Rien ne pouvait plus les sauver, désormais ! Timorius n’était visiblement pas le seul à le penser, car une panique indescriptible s’empara des marins. Ils se précipitèrent vers le pont, oublieux de toute discipline, certains se frayant un passage en distribuant des coups de poing.
Timorius eut envie de leur crier que c’était inutile, que même s’ils se lançaient à l’eau, ils se noieraient inéluctablement dans la tempête. Mais ils ne l’auraient pas écouté. A vrai dire, ils ne l’auraient même pas entendu. Bien que fataliste, il se rapprocha à son tour de l’un des escaliers de bois surpeuplé, comme poussé par un instinct de survie plus fort que sa résignation.
Il attendit son tour, tandis que l’eau montait autour de lui, et que l’épave était brinquebalée de droite à gauche. S’agrippant maladroitement à la main courante, il arriva sur le pont, où il vit à peine, émergeant des embruns qui lui fouettaient le visage, les autres marins disparaître les uns après les autres à la mer.
Il secoua la tête, dégoûté par son triste sort, et sauta à son tour, tentant sa chance sans y croire. Un creux se forma à la surface de l’eau, et dévoila un éperon rocheux. Lancé droit dessus, Timorius s’y affala lourdement, avant de s’y accrocher fermement.
S’ensuivit une éternité, au cours de laquelle il surveilla le mouvement furieux des vagues, se cramponnant et retenant son souffle quand des paquets de mer s’abattaient sur sa position. Des pensée tournant au leitmotiv hantaient son esprit : tenir, se préparer à résister à la vague suivante. Survivre.
Il survécut. Au bout d’un long moment, il sentit que les flots se calmaient. Il fut de moins en moins submergé. La visibilité s’accrut, le vent violent se mua en forte brise. Un timide rai lumineux émergea de l’épaisse couverture nuageuse, mais pas pour longtemps.
Timorius aperçut une plage, non loin de là. L’adrénaline réveilla son corps et son esprit hébétés, et sans réfléchir, presque inconsciemment, il se glissa à l’eau. Tenir. Nager vers cette côte, si proche et si loin tout à la fois. Survivre.
Il sentit le sol sous ses pieds, et sombra dans les ténèbres.