Ils avaient donc décidé de tromper leur ennui en lançant des galets dans les eaux calmes de la rivière. La pierre de Malm ricocha quatre fois avant de s’enfoncer dans les flots.
–Franchement, ça servait à rien de se presser autant, maugréa-t-il.
–Tu préfèrerais qu’on soit allé trouver nos parents ? rétorqua Lias. Ils nous auraient trouvé une nouvelle corvée…Là au moins on a le reste de la journée pour nous, puisqu’Ifan ne veut pas nous revoir « avant le coucher du soleil ! » termina-t-il en imitant la voix du vieil homme.
Les trois amis savourèrent leurs instants de liberté. Assis dans les herbes qui bordaient la rive Est, ils faisaient tournoyer les pierres plates dans leurs mains avant de les envoyer ricocher sur la surface de la rivière.
Un vent doux agitait mollement les branches des saules en un froufrou de feuilles, et de temps à autre le trille d’un oiseau résonnait.
–Alors, que va nous demander le Grand Prêtre d’après vous ?
Lias et Dogger échangèrent un regard amusé. La nature impatiente de Malm n’avait pas tardé à prendre le dessus. Cependant ils avaient eu eux aussi le temps d’y réfléchir.
–A mon avis, il suit une certaine logique, commença Dogger. Des étapes successives à franchir pour nous, je suppose. La première tâche était relativement simple, mais peut-être avait-elle un sens caché ?
–A quoi servent les paniers alors à votre avis ? demanda Lias.
–D’une manière générale ou dans ce cas précis ? commenta Malm en fronçant les sourcils.
–Dans les deux cas, la réponse est la même, fit Dogger en haussant les épaules. Un panier, n’est qu’un contenant. La vrai question, c’est plutôt, avec quoi va-t-on le remplir ?
–Pas bête ton raisonnement, observa Lias.
–Je le trouve trop simple, grogna Malm, c’est quand même notre Cérémonie, ça n’arrive qu’une fois dans une vie, et on devrait juste remplir un vulgaire panier ? Non, je n’y crois pas.
Trois jours plus tard, les trois garçons se retrouvèrent à quatre pattes dans l’herbe humide, pestant contre la nouvelle « mission » qu’Ifan leur avait donnée.
Ramasser des vers de terre et autres limaces ! Lias contempla sa prise avec dégoût avant de l’envoyer rejoindre la masse grouillante dans son panier. Luttant contre la répulsion que cette tâche lui inspirait, il se tourna pour apercevoir le visage livide de Malm. Une vision qui le rassura : au moins, il n’était pas le seul !
–Je déteste quand Dogger a raison, bougonna-t-il.
–Regardez-moi la taille de celui-ci ! s’exclama justement Dogger.
Lias eut un mouvement de recul comme il brandissait un énorme vers du diamètre de son pouce.
–Très beau, mais je t’en prie, tu peux le garder pour toi…
Comment Dogger pouvait-il s’amuser follement avec ces…choses gluantes et répugnantes ? Leur simple contact lui donnait des frissons.
Et comment le Grand Prêtre avait-il su qu’il allait pleuvoir cette nuit ? La veille à peine de la Cérémonie….il devait vraiment avoir l’oreille du Dieu.
Les genoux verts, les mains et la figure couvertes de traces terreuses, les neuf jeunes gens qui passeraient leur Cérémonie sous peu ramenèrent avec plus ou moins d’enthousiasme leurs « prises » à Ifan.
Ils n’avaient plus qu’à se laver pour se débarrasser de toute cette crasse. Ils devraient aussi jeûner jusqu’au lendemain, une perspective qui ne les gênait pas, la plupart ayant déjà une boule dans le ventre qui ne leur donnait nulle envie d’avaler quoi que ce soit. Quant aux autres, avoir passé une après-midi à attraper des vers leur avait ôté tout appétit.
C’est avec une certaine impatience teintée d’appréhension que Lias finit par aller se coucher. Que se passerait-il demain ? Se sentirait-il vraiment différent ? Et en quoi consisterait finalement la Cérémonie ? Que devraient-ils faire ?
Mille questions tourbillonnaient dans son esprit, et il se tournait et retournait sous ses couvertures sans parvenir à trouver le repos. Son estomac commençait à protester de ne pas avoir été correctement rempli. Comment dormir dans ces conditions ? Il se le demandait encore lorsqu’il sombra dans un sommeil sans rêves.
Et enfin le jour tant attendu arriva. Les jeunes gens quittèrent de bonne heure le campement avec Ifan. Le Grand Prêtre les fit marcher à bonne allure jusqu’à ce que le soleil soit bien haut dans le ciel. Le paysage était toujours le même ; l’herbe verdoyante et ondulante de la prairie, la forêt d’Arfirod qui se devinait vaguement sur leur gauche, et l’horizon dégagé droit devant….
Ils finirent par découvrir un grand arbre, plusieurs fois centenaire au vu de la circonférence de son tronc. Il avait été régulièrement frappé par la foudre, et l’épais tronc était fendu en plusieurs endroits. Malgré tout, des branches continuaient à pousser, signe que le cœur de l’arbre était bien vivant, lui donnant une apparence de verdure des racines jusqu’à la cime.
Une partie rocheuse saillait entre les racines noueuses, comme si l’arbre s’était fermement ancré dans un support solide ; la roche affleurait, formant une grande plaque, polie par les intempéries.
Ils y déposèrent leurs paniers débordants de vers, et s’assirent en demi-cercle autour d’Ifan’Sharaz, qui s’apprêta à leur conter l’histoire du Dieu des Far’Sharaziens.
« Lorsque le Grand Cataclysme frappa, des milliers de gens périrent, et des milliers d’autres furent précipités sur les routes, sans toit, sans eau ni nourriture, sans lieu où aller.
Mais les terres étaient elles aussi dévastées, et rapidement la famine fit son apparition.
Une centaine d’hommes et de femmes s’étaient rassemblés, marchant dans la direction du soleil levant dans l’espoir de s’en sortir. Affamés, chaque jour qui passait laissait un ou deux cadavres ; mais chaque matin, les survivants enterraient les morts, et reprenaient la route.
Le jour où un oiseau argenté descendit des cieux à leur rencontre, ils crurent au miracle. De la nourriture !
Ceux qui en avaient encore la force s’empressèrent de ramasser cailloux et bâtons sur la route, pour tenter d’abattre le volatile. Mais il déjoua facilement toutes leurs tentatives, se contentant de s’éloigner chaque fois hors de portée de ces armes rudimentaires.
Un homme, plus sage que les autres et qui avait pour nom Faraz, leur enjoignit de cesser leur attaque. Ils devaient suivre cet oiseau.
Certains prétendirent qu’il était fou de gâcher une telle opportunité de se procurer de la nourriture ; mais il rétorqua qu’ils n’avaient rien à perdre à le suivre, les animaux sachant trouver les points d’eau. Un autre ajouta qu’ils auraient aussi la possibilité de tomber ainsi sur tout un ensemble de ces créatures.
La perspective de manger tout leur saoul leur fit accepter la proposition de Faraz. Ils marchèrent longtemps, car le volatile n’était pas disposé à avancer bien vite, mais lorsqu’ils arrivèrent en bordure d’une forêt, ils virent les buissons qui ployaient sous les fruits mûrs, les oiseaux qui s’envolèrent à leur approche ; ils entendirent les flots impétueux d’une rivière, les cris de la vie…Un lieu miraculeusement épargné par le Grand Cataclysme.
Après la dévastation qu’ils avaient traversé, ils avaient du mal à croire leurs sens. L’oiseau était resté près du groupe, et Faraz s’approcha avant de déclarer :
« Tu nous as sauvé d’une mort lente en nous indiquant ce refuge ; nous n’oublierons pas ta générosité. En remerciements, nous accueillerons à notre tour nos frères perdus pour leur redonner le goût de vivre. »
L’un des chasseurs s’avança à son tour.
« Je m’excuse d’avoir osé la main sur toi, venu en paix pour nous aider. A compter de ce jour, jamais plus nous ne lèverons la main sur un animal, dussions-nous y laisser la vie. »
Il se tourna vers ses compatriotes et continua :
« Je propose que nous nous installions ici, et que Faraz soit notre guide, car c’est grâce à sa sagesse que nous sommes parvenus jusqu’ici. »
Voilà comment les hommes et les femmes arrivés au terme d’un long voyage finirent par prendre le nom de Far’Sharaz, en hommage à l’homme qui les avait sauvés. L’oiseau-sauveur fut sculpté dans le bois et la pierre, pour que nul n’oublie jamais qu’ils devaient leur salut à l’incarnation du Dieu. »
Un long silence suivit les paroles du Grand Prêtre. Lias, Dogger et Malm s’entre-regardèrent. La description correspondait parfaitement à l’oiseau mort sous leurs yeux. Le Dieu était-il si impuissant, qu’il n’avait pu se sauver d’un simple prédateur ?
Mais Ifan n’avait pas fini. Après leur avoir laissé le temps d’assimiler ces nouvelles connaissances, il leur expliqua qu’à chaque fois que les lunes étaient pleines ensemble dans le ciel, une à deux fois par an, alors les Far’Sharaziens commémoraient ce jour par une offrande au Dieu qui les avait sauvés de la famine. Les lunes déterminaient aussi les dates pour les Cérémonies, mais ça, les jeunes gens n’avaient pas à le savoir.
Ils durent attendre avec le Grand Prêtre, que le Dieu en personne daigne faire son apparition, et leur dévoile une partie de leur futur.
Comme les autres, Lias était nerveux, mais pas pour les mêmes raisons. Un être aux pouvoirs si incroyables ! Comment pouvait-il avoir fini dans l’estomac d’un fauve ?
La nuit tombait, et la prairie était seulement éclairée par les lunes rouge et verte qui lui conféraient une aura mystérieuse. Un bruissement d’ailes et il était là, l’œil fier sous les plumes brillantes. La clarté de Lurten leur donnait l’apparence d’émeraudes.
Il commença à picorer dans les paniers, et pas un bruit ne s’élevait parmi les jeunes gens qui retenaient leur souffle.
Lias était aussi captivé que les autres, jusqu’à ce qu’il perçoive une odeur familière…Lyderis. Une joie sans bornes l’envahit. Alors finalement, il était venu !
Il le trouva, ombre parmi les ombres, tapis contre le tronc, les yeux d’ambre fixés droit devant lui. L’allégresse fit place à l’horreur lorsque Lias comprit qu’il était en chasse, et que sa proie était le Dieu lui-même !
Il devait faire quelque chose, mais quoi ? Ifan leur avait interdit de prononcer la moindre parole en présence du Dieu, et conseillé de se concentrer plutôt sur leur avenir.
Quand il le vit se ramasser pour bondir, alors que le Dieu festoyait joyeusement sans comprendre le danger qui le menaçait, Lias n’hésita pas, et se transforma pour bondir à son tour. Jamais il n’avait été aussi rapide à se métamorphoser, et il intercepta Lyderis en plein vol, l’envoyant percuter le tronc de l’arbre avant de retomber lourdement sur le sol pierreux.
L’agitation avait fait fuir le volatile, mais Lias était soulagé : au moins, il était vivant. Reprenant forme humaine, il dut affronter les regards horrifiés de ses camarades. Evidemment qu’ils ne comprenaient pas, mais il aurait pensé avoir un peu plus de reconnaissance pour avoir évité la catastrophe !
–Lias…
La voix du Grand Prêtre était sèche et sévère.
–Tu viens de bafouer l’une des règles les plus sacrées de tout Sharazien, en tuant un animal.
–Comment ? ! fit Lias en écarquillant les yeux. Mais, je ne l’ai pas tué, je l’ai juste poussé pour sauver le Dieu, je ne …
–Lias. Un Dieu sait se défendre seul. Et vois par toi-même le résultat de ton acte inconsidéré.
Lentement, Lias s’approcha de la forme noire étendue sur le sol. Il posa la main sur ses côtes sans sentir le souffle qui les animait. Luttant contre la panique qui l’envahissait, il remarqua l’angle étrange que formaient la tête et le corps, sentit l’odeur métallique du sang. Il devint livide. Lyderis était mort. Il l’avait tué.
–C’était un accident, je n’ai pas voulu…
–C’est inutile, Lias. Accident ou pas, le résultat reste le même. Et la sanction, identique.
Lias crut que son cœur s’arrêtait. Non, ce n’était pas possible…Mais inflexible, Ifan continua d’une voix implacable :
–Tu es banni à jamais du Clan. Tu n’es plus un Sharazien, et tu devras quitter notre territoire à l’aube.
Anéanti, Lias tomba à genoux dans la terre meuble. Une seule erreur et sa vie était brisée à jamais. Qu’allait-il devenir ?
Il ne pouvait pas rester là. Les autres évitaient déjà son regard. Seuls Malm et Dogger paraissaient réellement chagrinés par la nouvelle, mais ils ne quitteraient pas le confort et la protection du Clan pour le suivre.
Il était seul, désormais. Se sentant tout à coup indésiré et indésirable, il se releva, et quitta les lieux sans un regard pour ses camarades.
La tristesse lui broyait le cœur, mais une étincelle d’espoir venait de renaître en lui. Il trouverait les Svetlaniens, et une nouvelle famille. Un espoir qui lui fit accélérer le pas en direction des bois. Il fut stoppé net dès qu’il eut franchi les premiers fourrés, la pointe d’une lance visant sa poitrine.
–Tu n’es pas le bienvenu en ces bois, jeune Lias, fit la femme qui lui faisait face.
–Mais je suis…
–Tu es un meurtrier, énonça-t-elle fermement. Tu as tué l’un des nôtres.
Ce fut comme si la foudre s’abattait sur lui. Il ne comprenait pas. C’était un accident, il n’avait pas voulu le tuer, pourquoi personne ne pouvait le comprendre ?
–Nul Svetlanien ne prendra jamais le risque d’attaquer une panthère ou un aigle, par crainte qu’il soit un autre Svetlanien.
–Je voulais juste…
–Ce que tu voulais n’a aucune importance, le coupa-t-elle, impitoyable. Maintenant et pour le restant de tes jours, tu dois demeurer loin de ces bois. Telle est la loi.
Lias se sentit vidé, brisé, anéanti. Jamais il ne fêterait son quatorzième anniversaire avec les gens qu’il aimait. Jamais il ne reverrait ses parents, ni ses amis.
Il avait eu la chance d’appartenir à deux peuples, et maintenant, il était condamné à l’exil loin des siens.
Plus rien n’avait d’importance. Il quitta les sous-bois, regagnant la lisière, la frontière entre deux peuples si différents, et dont les mœurs étaient pourtant si proches.
FIN