Les historiens, Veneg Ardim et Aram Dongar
Paedri se redressa en grognant. Plusieurs heures de bêchage mettaient son dos au supplice. Il s’appuya sur le manche de sa bêche, s’épongea le front avec sa manche et demanda à sa femme, qui désherbait non loin :
– Tu crois qu’il est mort ?
Riva se releva à son tour et suivit le regard de son époux. Elle fronça les sourcils : le vieil homme ne semblait en effet pas avoir bougé depuis une heure. Il était allongé sur le ventre dans un trou creusé par son jeune assistant, et seuls ses pieds en dépassaient.
– Je ne sais pas, Paedri. Tu crois qu’il faut aller voir ?
Paedri cracha par terre.
– Chacun ses problèmes. Et il n’est pas question que je m’approche de ce vieux sorcier.
– Ce n’est pas un sorcier, répondit Riva. c’est un Historien. Je me demande où se trouve cette région.
– Je n’avais jamais entendu parler des Historiens avant qu’il n’arrive. Ça doit être très loin, même si je croyais connaître le pays.
– Peut-être que Histor n’est pas en Lastrimia ?
– Ce serait étonnant. Le vieux a les traits des gars du pays, et son accent suggère qu’il vient de la ville. Mais à part ça, il n’a rien de normal. Sinon, pourquoi est-ce qu’il aurait fait creuser un trou en lisière de notre champ, et que maintenant il le fouille avec une cuiller en bois ? Je te le dis, Riva, il ferait œuvre de sorcellerie que cela ne m’étonnerait pas !
– Comment une telle chose serait-elle possible ? Tu as vu ses lettres de créance, comme moi. Il est placé sous la protection de Venatosh, la Maison du Savoir.
– Pfeuh, comme si toi ou moi savions lire ! Il pourrait être inscrit n’importe quoi sur son parchemin… comment a-t-il dit ? Aux ficelles ?
– Non, officiel. Ça veut dire qu’il le tient directement de la Maison du Savoir, et que donc c’est un homme important.
– Je ne comprends pas que ça lui donne le droit de creuser des trous dans nos terres, bougonna Paedri. Et nous ne savons toujours pas si c’est bien ce qui est marqué sur son parchemin.
– Nous sommes bien obligés de le croire sur parole. Qui sait lire dans les environs ? Venamar ? Il faudrait presque une journée pour atteindre son village, et aux dernières nouvelles, il est trop vieux et trop malade pour venir jusqu’ici. Et je ne pense pas que l’Itaurien nous laisserait son parchemin.
– Je me demande combien de temps ce type va rester là.
– Il faudrait demander au jeune qui l’accompagne. Je me demande où il est, d’ailleurs, ce Aram…
*
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– Hum, tu sais y faire, Aram, dit Ylaria en s’étirant langoureusement.
– Mon plaisir est ton plaisir, Elira, répondit Aram Dongar en enfilant sa chemise.
– Ylaria. Mon nom, c’est Ylaria, corrigea-t-elle, quelque peu vexée.
Tandis qu’elle remettait sa jupe, il s’épousseta du mieux qu’il put. Les granges étaient bien pratiques pour faire l’amour, on y avait de la place, mais la couverture qu’Ylaria avait amenée n’avait pas suffit à les protéger du foin omniprésent. Aram passa ses doigts dans ses longs cheveux noirs pour les tirer en arrière, et jeta un œil par un interstice entre deux planches du mur de la grange.
Paedri et Riva, les parents d’Elira… euh non, d’Ylaria, profitaient d’une pause pour discuter tranquillement. À quelques dizaines de mètres d’eux, les pieds de Veneg Ardim dépassaient toujours du trou dans lequel il menait une recherche minutieuse depuis maintenant plus de deux heures. Aram sourit. Il était heureux de la vie qu’il menait : être à vingt ans l’assistant de Veneg Ardim, l’un des historiens les plus prestigieux de Lastrimia, avait beaucoup de bons côtés. Il voyait du pays, il apprenait à appréhender les vestiges du passé enfouis dans le sol, et quand son vieux maître était plongé dans une recherche minutieuse, comme présentement, plus rien n’existait à ses yeux. Aram pouvait ainsi prendre du bon temps de son côté, discrètement.
Il se retourna, un sourire rêveur aux lèvres le temps qu’Ylaria enfile et lace son corsage. Elle procéda lentement, consciente qu’il l’observait, et lui tendit la main quand elle eut fini. Il l’aida à se relever, l’attira contre lui et lui baisa les lèvres une dernière fois. Aram et son maître dormiraient à l’auberge du village ce soir, avant de repartir à l’aube le lendemain. Aram et Ylaria ne se reverraient sans doute plus après, mais cela n’attristait ni l’un ni l’autre. Chacun avait eu ce qu’il voulait. Ylaria eut une légère pointe de regret : Aram avait des traits fins respirant l’intelligence, des longs cheveux noirs et des yeux ambre, une particularité bien rare dans la région. Son service militaire s’étant achevé peu de mois auparavant, sa silhouette était élancée et musculeuse. Rien à voir avec les paysans locaux dont elle avait l’habitude.
Dans cette campagne reculée, les mœurs étaient assez relâchés, mais ni Ylaria ni Aram ne souhaitaient attirer l’attention sur eux. Il sortit par la porte de derrière et fit un grand tour pour contourner l’exploitation agricole. Ainsi, il arriverait auprès de son maître de la direction opposée à la grange. Ylaria se montra à la porte de la grange cinq minutes plus tard et se dirigea vers le corps de ferme.
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Au détour d’un chemin forestier, Aram se retrouva à portée de vue de Veneg Ardim… ou du moins de ses pieds, seule partie visible de son corps. Il s’approcha discrètement de leur âne, attaché à une souche et qui broutait tranquillement. Il fouilla dans les fontes de la monture et en sortit des parchemins vierges, ainsi qu’une plume et une petite bouteille d’encre.
Il s’assit ensuite en tailleur au bord du trou, sans que son maître ne l’eut remarqué. De toute manière, quand Veneg Ardim fouillait le sol, plus rien n’existait autour de lui. la bataille originelle entre les Titans et les Grandes Maisons aurait pu se produire tout autour de lui sans qu’il ne cesse de marmonner, toute son attention concentrée sur les indices subtils qui indiquaient une présence humaine antique en ces lieux.
– Hum, oui… un tesson intéressant… le grain est assez grossier… il y a trois siècles, sans doute… le long de la vieille route de commerce… peut-être une étape ? Hum… ou un simple campement… Quoi qu’il en soit, la carte se dessine… les migrations des Anciens se confirment… la colonisation se serait donc faite d’est en ouest… avec des apports extérieurs qui restent à confirmer et préciser…
Quelques heures plus tôt, maître Veneg lui avait ordonné de creuser un trou de deux mètres de diamètre, en n’enlevant que la couche supérieure de terre. C’était la terre ocre qui se cachait cinquante centimètres plus bas qui intéressait maître Veneg. Aram regarda le fond du trou. Comme d’habitude, son maître avait été extrêmement minutieux : il avait exhumé une dizaine d’objets ou de bouts d’objets. À l’aide d’une cuiller en bois, de la pointe d’un stylet et d’un blaireau, il creusait autour avec précaution, soucieux de ne rien déplacer. Quelques tessons, notamment d’argile, côtoyaient deux objets informes déformés par une gangue de rouille.
Aram déploya un parchemin, s’empara de sa plume et commença à dessiner la scène. Quand maître Veneg l’avait pris à son service, il lui avait indiqué quels seraient ses rôles : s’occuper de l’aspect logistique de leurs missions sur le terrain, croquer leurs découvertes sur parchemin, récupérer les vestiges du passé découverts. Lors de leur première fouille ensemble, Aram avait voulu se rendre utile en posant beaucoup de questions. Le vieux maître lui avait sèchement enjoint de se taire, ne voulant pas être dérangé. Aram s’était donc contenté de regarder et avait commencé à se demander ce qu’il faisait là. Sauf qu’une fois les observations de Veneg faites, le savant s’était tourné vers son apprenti et lui avait ordonné de prendre le plus grand soin du dessin de la scène, et d’empaqueter les objets et fragments trouvés, qu’ils ramèneraient avec eux.
C’est à ce moment qu’Aram avait compris qu’il devait travailler de son côté, indépendamment de Veneg. Plus rien n’existait pour le vieux maître quand il était en plein travail, mais avant comme après, il se souvenait de l’existence de son apprenti, dont il attendait qu’il occupe de ses fonctions sans avoir à les lui rappeler. Une fois qu’il l’eut compris, Aram fit du bon travail, finalement content d’avoir autant de temps libre : le vieux maître menait ses recherches seul et elles lui prenaient de longues heures. Le soir venu, une fois rentrés à leur camp de base, Veneg mettait Aram à contribution en lui dictant ses idées et autres articles historiques, qu’il avait ressassé intérieurement, souvent à force de marmonnements incessants, une fois qu’ils avaient quitté les chantiers de fouille.
La technique d’Aram était bien rodée : il ne lui fallut que dix minutes pour dessiner le trou et les objets qui en émergeaient. Pendant ce temps, maître Veneg ne semblait pas avoir conscience de sa présence et, toujours allongé et penché sur ses trouvailles, marmonnait inlassablement.
– J’ai terminé, maître Veneg, annonça finalement Aram en soufflant sur son parchemin pour en faire sécher l’encre.
Veneg écarquilla les yeux en se tournant vers Aram, se rendant enfin compte qu’il n’était pas seul. Aram sourit en regardant le visage plissé de rides profondes de son maître, surmonté d’une couronne éparse de cheveux blancs. Il portait ses soixante ans allègrement, bien qu’il était à mille lieux de se préoccuper de sa santé. Aram se demanda si le vieux maître se souvenait qu’il avait eu un jour une autre vie, qu’il avait eu une femme aujourd’hui décédée et des enfants devenus grands. Il passait la moitié de son temps dans d’autres temps, dans d’autres lieux, perdu dans des méditations presque extatiques de mondes révolus.
Veneg marmonna et tendit la main vers Aram. Celui-ci l’aida à se relever précautionneusement. Puis le maître grogna comme ses vieilles articulations craquaient de toutes parts. La position inconfortable qu’il avait adopté pendant plusieurs heures se rappelait à lui. Mais il replongea vite dans le monde intérieur qui n’appartenait qu’à lui : les mains dans le dos, il se mit à aller et venir au hasard en se parlant à lui-même.
Aram retourna auprès de leur âne, rangea le parchemin qu’il venir de noircir dans un cylindre métallique, pour le protéger d’éventuelles intempéries, et prit des bouts de tissu dans les fontes. Il ne restait plus qu’à enlever les objets du trou, les envelopper et les marquer. Tout en ne perdant jamais longtemps de vue maître Veneg. Tout à son état second, il était capable de tout, et surtout de n’importe quoi, inconscient d’évoluer dans un monde dangereux. Un jour, il avait été à deux doigts de basculer dans un précipice. Il n’avait pas vu qu’il marchait droit dessus, et Aram, qui le surveillait du coin de l’œil, avait dû le plaquer au sol pour le sauver. Une autre fois, un loup famélique avait surgi, bien décidé à égorger le vieux savant rabougri. Alerté par le braiment nerveux de l’âne, qui avait senti le danger, Aram n’avait eu que le temps d’armer son arbalète et d’abattre la bête affamée. Elle était tombée aux pieds de Veneg, qui s’était contenté de la regarder, vaguement surpris, avant de reprendre sa marche sans but, les yeux dans le vide.
Pour aujourd’hui, ils n’eurent pas de mauvaise surprise. Aram attrapa les rênes de l’âne et marcha vers Veneg. Il lui prit le bras et lui dit :
– Nous rentrons à l’auberge, maître.
Là encore, le vieux maître eut l’air brièvement surpris, avant de replonger dans ses réflexions. Il se laissa guider tel un aveugle.
Ils ne marchaient que depuis quelques minutes lorsque qu’un martèlement de sabots se fit entendre, venant dans leur direction. Aram arrêta son petit monde, qu’il guida sur le bas-côté du chemin de terre. Une petite troupe de cavaliers surgit, tous vêtus d’armures. Aram sourit : peu de temps auparavant, lui aussi avait arboré cette tenue, lors de son service militaire.
Le chef des cavaliers, avisant Veneg et Aram, fit ralentir ses hommes et se porta vers les deux historiens.
– Bien le bonjour, messieurs. Je cherche le savant Veneg Ardim.
– Maître, fit Aram en secouant doucement Veneg.
Les yeux du vieil homme revinrent à la vie et se levèrent vers le cavalier.
– Hein ? Quoi ? Qu’est-ce que c’est ?
– Êtes-vous Veneg Ardim, vénérable vieillard ?
– Oui. Qui le demande ?
– La Maison du Savoir requiert votre présence sur-le-champ.
– Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Veneg, hargneux. Nous sommes en pleine campagne de fouilles, il est hors de question d’arrêter ! Je rentrerai quand les beaux jours seront derrière moi, pas avant.
– Mais, vénérable…
– Il suffit, jeune freluquet ! J’ai du travail.
Aram dut retenir Veneg, qui voulut passer son chemin.
– Que se passe-t-il au juste, capitaine ? demanda l’apprenti. La Maison du Savoir sait que mon maître et moi sommes sur les routes, et que la belle saison est propice aux recherches sur le terrain.
– Apparemment, un commerçant du nom de Timorius Batefus Afforta est rentré au pays il y a un mois, après avoir rencontré des Pirlains.
– Ces monstres sanguinaires ? s’exclama Aram. C’est un miracle qu’il ait survécu !
– Oui, sauf qu’il affirme que certains d’entre eux ne sont pas si dangereux et sauvages qu’on le croyait. Il a réussi à convaincre la Maison Lonai de monter une expédition pour en apprendre plus sur les Pirlains, et poser avec eux les bases d’un commerce régulier.
– Je ne comprends pas. Lonai est la Maison du Commerce. Que vient faire là-dedans Venatosh, la Maison du Savoir, à laquelle mon maître et moi appartenons ?
– Venatosh a décidé de s’allier à Lonai pour un grand projet commun : une expédition de savants pour en apprendre plus sur les peuples qui entourent Lastrimia. Si nous autres Lastrimiens pouvons commercer avec des Pirlains, alors que nous pensions qu’ils n’étaient que des barbares sans foi ni loi, qui sait ce que le monde nous réserve d’autre comme surprises ? La Maison de Venatosh a donc décidé de pallier aux lacunes de notre connaissance du monde, et la Maison de Lonai la soutient financièrement, appâtée par les marchés économiques qui pourraient se dégager d’une telle expédition.
– Qu’est-ce que je viens faire là-dedans ? apostropha Veneg.
– La Maison de Venatosh veut que vous fassiez partie des douze savants qui prendront part à l’expédition.
– C’est de la folie ! s’exclama Aram. Mon maître est trop vieux pour prendre part à une telle expédition, surtout qu’elle risque de ne pas être une promenade de santé !
– Je ne fais que vous rapporter les ordres que j’ai reçus, répondit le capitaine en haussant les épaules.
– Mais enfin ! Mon maître…
– Paix, Aram, gronda Veneg.
Surpris d’être coupé, Aram se tourna vers son maître et fut abasourdi par ce qu’il vit : Veneg s’était redressé fièrement, une lueur farouche au fond des yeux.
– On me demande d’abandonner mes recherches sur le passé de Lastrimia ? Des recherches auxquelles j’ai voué toute mon existence ? C’est bien cela dont il s’agit ?
– Et bien… commença le capitaine, gêné.
– Et en échange, on m’offre
le reste du monde comme terrain de jeu ? Bien sûr que j’accepte ! Même dans mes rêves les plus fous, je n’aurais jamais espéré avoir un tel champ d’action à ma portée ! Quand partons-nous ?
Aram était trop estomaqué pour répondre quoi que ce soit. Veneg Ardim ne se rendait-il donc pas compte des dangers auxquels ils risquaient d’être confrontés ? Lui-même n’avait aucune envie de prendre part à une quelconque expédition : participer à des fouilles dans les campagnes l’été, et vivre au sein de la Maison du Savoir l’hiver lui convenait très bien. Il n’avait jamais eu un esprit aventureux.
Malheureusement pour lui, il n’avait pas son mot à dire. Il n’était que l’apprenti que son maître, attaché à sa personne, et tous deux étaient aux ordres de la Maison de Venatosh. De plus, essayer de faire changer d’avis le vieux savant était impossible, il le savait par expérience.
– Qu’est-ce que je vais devenir ? murmura-t-il, au bord du désespoir.
Si les cavaliers trouvèrent étranges les deux savants qu’ils escortèrent, ils observèrent un silence discipliné. Et laissèrent Veneg et Aram marmonner chacun dans son coin, le premier sur les perspectives incroyables qui s’offrait à lui, et le second sur la folie qu’il y avait à s’exposer aux dangers mortels du vaste monde.