Entrée cinquièmeAurore…
Je me réveille avec sa pensée. J'ouvre les yeux et remarque la silhouette à me droite. Cassandre est là et me regarde d'yeux béants. Son visage est toujours aussi clair et affiche une moue heureuse. À mon réveil, ses joues rougissent et elle me sourit.
– Bonjour Cassandre, dis-je avant d'avaler une grande bouffée d'air.
Elle me salut.
Je vérifie notre trajectoire puis les systèmes du
Vagabond. Nous arrivons presque à destination. Je ressens une appréhension apparente en vue de la Cérémonie.
– Tu es troublé ? m'interroge-t-elle.
Sa question m'étonne. Je fais alors l'effort de reprendre mes esprits. Je tourne vers elle mon siège. Elle continue :
– Ton sommeil était agité. Et tu as parlé…
Cela m'étonne encore plus, sachant que je ne laisse jamais filtrer mes pensées pendant cette période d'apaisement et de repos.
– Tu as plutôt prononcé un nom, ajoute-t-elle d'un ton qui se veut réprobateur.
Je ne dis rien et me contente d'afficher mon étonnement, observant ses réactions.
– Aurore, dit-elle froidement.
Je ne simule plus mon étonnement. Celui-ci glisse hors de mon contrôle et je bafouille un « ah bon » qui se veut innocent.
– Qui est-ce donc ? interroge-t-elle avec force.
Cassandre attend une explication de ma part et me regarde d'un air quasi-accusateur. C'est une autre explication qui me parvient à l'esprit ; celle des agissements de Cassandre. Avec des sentiments à mon égard qu'elle ne se cache plus, elle a dû avoir reçu matière à douter en m'observant proférer le nom d'Aurore pendant mon sommeil. Je me surprends dès lors à espérer que cet incident n'ait pas eu de répercussion sur ses sentiments.
Je me reprends, décidé à en finir avec son doute.
– Alors, qui est donc cette Aurore ? ajoute-t-elle d'un ton plus amusé.
Elle essaie d'alléger sa question pour avoir une réponse. Je me lance :
– Ta première mission.
Elle se lève, s'appuie – comme l'avait fait Claire deux jours auparavant – sur le tableau de bord pour me regarder de haut. Ses yeux étincellent.
– Ta première mission, oui. J'imagine que je n'ai pas d'autre choix, hein ? Je t'explique.
Cassandre reprend sa place et j'arrange nos sièges de façon à les rapprocher puis les aligner devant l'holoprojecteur. Je retire d'une fente du tableau de bord un filmplast noir et le lui tends. Elle l'active et l'image tridimensionnelle d'une jeune femme s'affiche. Celle-ci tourne sur elle-même avant de zoomer pour encadrer sa tête. Elle a le visage clair et les cheveux noirs et longs. Ses yeux sont marrons et miroitants. Son corps est habillé tel qu'à notre dernière rencontre.
– Aurore ? demande-t-elle avec étonnement.
– Oui, Aurore.
– Elle est belle, remarque-t-elle avec une pointe de gêne dans la voix. Une Shengzhi ?
– Oui. Tu en seras étonnée.
J'active l'holoprojecteur et celui-ci projette une carte de l'Espace Connu. J'entreprends de lui exposer la géographie de ce dernier.
Je lui explique que, jadis, au début de la conquête spatiale, deux expéditions furent lancées sur deux vecteurs distincts, colonisant les planètes capables de l'être rencontrées sur leur passage. La carte stellaire montre clairement que l'espace connu est divisé en deux parties, presque parallèles. La première expédition a découvert la planète Tanis en l'an 200 à 2 années-lumière de Nouvelle Terre. Ereden, ouverte à la civilisation soixante-dix ans plus tard, fut découverte par la seconde expédition en 210. Ainsi était lancée la conquête spatiale, tout alla de plus en plus vite. On débutait la terraformation d'une planète nouvelle toutes les cinquante années, et de chaque part.
Désormais, un demi-millénaire a passé et le Gouvernement comprend près de 13 systèmes planétaire, sans compter les Nouvelles Colonies qui n'ont été ouvertes que récemment et dont une grande part des planètes est inhabitable.
Je lui confie des informations sommaires sur les systèmes importants puis indique les systèmes dangereux sous l'influence de Pirates de l'Espace ou d'autres factions xénos ou antigouvernementales.
Je me garde de lui parler de politique, laissant à ses soins l'appréciation des différentes factions qui ne cessent de s'entredéchirer depuis le Grand Réveil. Je me garde aussi de lui définir ma lourde vision du Gouvernement dont j'observe les mouvements depuis sa création.
Cassandre observe, écoute et saisit chacun de mes mots.
Je lui parle alors d'Aurore qui devra être récupérée et ramenée au Tianyuan. Je lui confie les seuls indices que j'ai, à savoir sa dernière localisation connue, sa destination et son affiliation. Elle devrait alors enquêter, retrouver sa piste et la convaincre de la suivre jusqu'au Temple des Aihara.
– En chemin, continué-je, tu la guideras et lui feras faire les premiers pas de son initiation. Ainsi la boucle sera bouclée et tu auras terminé ta formation. À la fin de cette mission, tu seras une Aihara à part entière.
Elle acquiesce et me regarde d'yeux éclatants de motivation.
Un son vient de la console. Une fenêtre sombre s'ouvre devant nous et nous fait quitter l'hyperespace.
Le Vagabond ralentit jusqu'à s'arrêter. Nous voyons devant nous une grande plateforme métallique dont l'épaisseur abrite une base habitable.
– Les capteurs ne signalent aucun signe de vie à bord, remarque Cassandre.
– C'est une station satellite, indiqué-je. Nous ne tarderons pas ici.
Le Vagabond s'approche. Nous remarquons sur la surface de la station-plateforme des panneaux photovoltaïques qui donnent à la structure une couleur sombre jusqu'au moment où nous y voyons le reflet d'une étoile lointaine.
Notre navire se pose en douceur et une partie de la surface noire miroitante s'enfonce pour nous amener à une salle dont la taille suffit tout juste à notre vaisseau. Une tuyauterie se crée entre
Le Vagabond et la station, il est alors rapprovisionné en carburant.
– La console indique que l'extérieur est pressurisé, m'indique ma copilote.
– Je le sais, réponds-je. Nous sortons.
Nous descendons et traversons des corridors à la lumière tamisée jusqu'à atteindre un hangar à vaisseaux. Un seul navire trône au centre de la grande salle mal éclairée. Je lance un regard à Cassandre. Elle parait curieuse, attendant que je lui annonce…
– Cassandre, voici ton vaisseau. Prends-en grand soin.
Sa physionomie change et elle sautille sur place, prise de cet enthousiasme que je lui connais si bien. Nous rabaissons la rampe et nous y engouffrons. L'intérieur n'est pas éclairé et le vaisseau ne possède qu'une soute à marchandise et un cockpit à pilote unique.
– Cassandre, dis-je, tu connais ta mission.
Elle me regarde et ses yeux, sous la lumière rouge et faible, paraissent produire des larmes qui scintillent le long de son visage. Je m'approche d'elle et pose ma main sur son épaule.
– Nous nous retrouverons bientôt. Trouve Aurore et ramène-la au Tianyuan.
Elle acquiesce avec une boule à la gorge. Je l'entends avaler difficilement une goulée de salive. J'entreprends de l'embrasser sur la joue mais elle me saute au cou et m'enlace avec force. Je ressens son corps battre et ses muscles trembler. Je passe mes bras autour d'elle et la serre contre moi.
– Je ne veux pas m'éloigner de toi, avoue-t-elle.
– Je le sais, dis-je, essayant de garder mon calme.
Je ressens un baiser dans mon cou et éloigne mon visage. Cassandre le prend entre ses mains et ses lèvres trouvent les miennes. Elle m'embrasse et cette sensation désormais réelle m'emplie de plaisir. Nos cœurs battent à l'unisson.
– Cassandre, termine ta formation, c'est important. Et nous serons ensemble. Tu seras mon apprentie et ma compagne. Termine ta formation et rejoins-moi.
À mes mots, elle hoquette de plaisir.
– Je t'aime, me lance-t-elle timidement.
Elle m'embrasse encore et je ressens ses larmes. Je l'embrasse avec ferveur, appréciant ce précieux moment d'intimité.
– Je t'aime, Cassandre. Et nous serons à nouveau réunis. Va maintenant.
∞
Il m'aime.
Je prends mon temps, me délectant de chaque portion de temps passé en sa compagnie. Je souhaite ne jamais m'éloigner de lui. Je le vois tout de même redescendre la rambarde. Je n'ose soulever celle-ci avant qu'il ne disparaisse de ma vision et que la porte du hangar ne se referme.
Je passe ma manche sur mon visage et sèche mes larmes. L'envie me prend d'en verser à nouveau, mais je trouve en moi la force de contenir le manque que je ressens à son absence, même immédiate.
Aras…
Je prends place sur le siège de pilote. Celui-ci est confortable, en contraste avec l'étroitesse de la cabine de pilotage. J'appuie sur le bouton d'allumage et les premiers systèmes prennent vie. Je ne peux alors que m'imaginer le temps que ce vaisseau est resté ainsi, immobile et éteint.
La lumière s'allume, blanche, et éclaire les alentours. Devant moi, le reste de la console scintille et des indicateurs commencent à s'allumer en vert. À la droite de mon siège, un manche-à-balai comportant sur son extrémité un bouton de tir, un autre sur le côté, deux sur le haut, un variateur de vitesse et un contrôleur de point de vue. Avant d'en découvrir davantage, je cherche un moyen de le débrancher. Je trouve un verrou et réussit à transférer la manette de commande vers la gauche.
Ma main sur le manche, j'amorce les moteurs.
Les systèmes de vie signalent leur fonctionnement. L'accumulateur principal se charge progressivement. Je prends enfin du tableau de bord le casque de pilote, que je pose sur ma tête, faisant attention à faire passer mes cheveux sans que ceux-ci ne soient pincés. Une verrière s'abaisse et couvre mon champ de vision. Une lumière verte y est projetée et je vois s'afficher des informations sur le navire.
Les capteurs passifs s'allument et je remarque en haut et à droite du HUD une orbe indiquant la position des contacts en trois dimension. Un premier apparait sur ma liste en bas à droite.
« GOV. – The Original Vagabond – 0.050 km »
Ce qui me frappe en premier est le nom du vaisseau, transmit en une langue ancienne et qui ne se résume pas seulement à "Vagabond" ; il s'appelle littéralement "Le Vagabond d'Origine". Je réalise encore que son vaisseau est immatriculé au nom du gouvernement, ce qui est d'autant plus étrange que nous, Aihara, n'avons rien en commun avec ce dernier.
Je me demande encore quel serait le nom de mon navire. Je l'espère original.
Je réalise que les accumulateurs se sont stabilisés à la moitié de leur capacité et qu'ils ont cessé de se charger. Cela doit être dû au fait qu'ils soient restés longtemps vides.
J'enclenche la procédure de sortie et le plafond s'ouvre puis mon vaisseau, dont je ne connais même pas la forme, est soulevé jusqu'à atteindre le niveau de la grande plateforme. Je me souviens des cours de pilotage au Temple et soulève l'engin de quelques mètres. Ceci fait, j'accélère doucement et m'éloigne de la station.
Je reçois une communication. En haut et à gauche du HUD, je le vois. Mon cœur s'emballe à nouveau et un indicateur à droite signale une activité cardiaque anormale. Je respire amplement pour ralentir mon pouls.
– Ici
Le Vagabond, Cassandre, ton vaisseau est équipé d'un petit générateur hyperspatial, ne le force pas trop. En revanche, tu as accès aux portes de saut et aux routes commerciales. J'ai aussi transféré des crédits sur ton compte et modifié la signature du navire afin que tu sois identifiée en tant que Freelancer. Ça a ses avantages, d'être indépendant, mais n'en abuse pas. Évite toute confrontation et n'engage les combats que si ceux-ci sont inévitables.
Je vérifie les derniers systèmes allumés et tourne mon vaisseau jusqu'à voir
Le Vagabond qui s'approche. À un moment, j'ai l'impression de distinguer Aras à ses commandes, tranquillement assis sur son siège de pilote, à me lancer ses dernières instructions.
Je considère ses paroles.
– Aussi, ajoute-t-il. Pour les grandes vitesses newtoniennes, tu ferais mieux de déployer tes robes… ne serait-ce que le temps de trouver de nouveaux accumulateurs.
– Mes robes ! m'étonné-je.
– Fais un tour à l'écran d'ingénierie. Tu comprendras.
J'obtempère et découvre une fonction permettant de déployer des voiles réceptrices de vent solaire permettant ainsi un regain d'énergie et de poussée. Celles-ci se déploient en portions que je peux varier à volonté.
J'entends les moteurs qui lèvent la première voile. Je souhaite à ce moment-là pouvoir regarder mon vaisseau de loin et admirer ces fines membranes noires le recouvrir en étincelant.
– Voilà qui est mieux, lance Aras dans les comms. Aussi, la carte dont tu disposes est assez… vielle. Elle date d'une centaine d'année, tu ferais mieux de la mettre à jour. Mets aussi à jour quand tu en auras le temps tes systèmes embarqués, logiciels de pilotage, de diagnostic, de réparation automatique et achète-toi des batteries de bouclier et de nanorobots, les soutes sont vides. Je t'ai préparé ton premier point de passage, un accélérateur pour Nouvelle Terre.
Au fur et à mesure que j'entends ses conseils, je ressens en moi grandir une profonde envie de tout arrêter, de le rejoindre et de le convaincre de venir avec moi.
Je sélectionne le point de passage en question et approche mon vaisseau du sien, tel pour l'atteindre.
– À propos, ton vaisseau s'appelle le « Lady Ree ». Je t'accorde qu'il est pour le moins étrange. Tu comprendras.
– Aras, merci. Je serai digne de tout cela, je retrouverai Aurore et je te rejoindrai, tu peux en être sûr, je t'en fais la promesse…
La phrase m'échappa et ne fut abrégée que par cette envie de verser des larmes qui ne cessent de monter en moi.
– Je n'en doute pas, répond-t-il. Paix et Lumière en toi, Cassandre. Je t'aime.
Mon vaisseau accélère et s'éloigne de la station et de lui. De la personne dont je suis amoureuse.
J'enclenche les propulseurs newtoniens et, très vite, alors que la voile s'est complétement déployée, j'atteins un tiers de la vitesse-lumière.
– Je t'aime, mon Maître.
Les capteurs, ayant indiqué une distance de 1E4km du
Vagabond d'Origine, celui-ci disparait de ma liste de contacts qui ne contient désormais que mon point de passage "Vers Nouvelle Terre".
Je ne retiens plus mes larmes et ne prend même plus la peine de les essuyer. Les lumières prennent alors des formes allongés et l'étoile dont je m'approche recouvre entièrement mon champ de vision de halos et de rais jaunes.
Pour ma part, ma motivation était fixée. Accomplir ma mission, parachever ma formation et retrouver mon Aras.
Cette pensée me fait presque rire. À y repenser, elle me fait plaisir.
Mon Aras.
∞
–
Je t'aime, Cassandre, dit-il d'un murmure étouffé.
Aras avait gardé
Le Vagabond d'Origine stabilisé en orbite rapprochée de la station satellite jusqu'à ne plus avoir le
Lady Ree sur ses scopes. Il repensa à la jeune fille. Elle venait tout juste d'avoir dix-huit ans ; il lui restait tant à découvrir. Et il l'a prise comme apprentie, envisageant de vivre avec elle. Il ne se cachait plus le sentiment qu'il ressentait pour elle. Durant toutes ces années passées à errer çà et là à travers l'Espace et le Temps, jamais il n'avait rencontré d'esprit aussi vif et pouvant lui être aussi réceptif. Il pressentit en elle un pouvoir hors du commun, d'où découlait un destin extraordinaire.
La Cérémonie…
À cette pensée, il éteignit les lumières de la cabine de pilotage et fit apparaitre la carte stellaire. De quelques mouvements de la main à travers la projection holographique, il fit défiler les étoiles jusqu'à atteindre une nébuleuse sur laquelle il fit un zoom. Il y localisa un nuage de poussière et y créa un point de passage.
Les propulseurs grondèrent et le vaisseau changea de trajectoire, se dirigeant vers une zone d'espace bariolée de bleu, de vert et de rose.
Aras s'appuya sur le dossier de son siège et se détendit.
∞
Mon Aras…
Le voyage fut long et enfin je me retrouve à quelques dizaines de kilomètres seulement de mon point de passage sobrement intitulé "Vers Nouvelle Terre". L'étoile reste à des centaines de kilomètres de ma position. Pourtant, mon vaisseau ne commence que tout juste à décélérer.
La planète est bleue par endroits et blanches à d'autres. De grandes strates nuageuses couvrent les continents et j'en distingue un immense cyclone dont l'œil laisse voir une partie d'océan. Une grande part est sombre et n'est pas touchée par la lumière de l'étoile jaune.
Plus à droite, je distingue une lune à la surface grise criblée de cratères. Plus loin, une deuxième à peine plus petite. Sur le chemin du premier satellite, j'aperçois une grande station cylindrique.
La porte de saut ?
Mon point de route est situé à quelques kilomètres de la structure en acier. Immense cercle de métal contenu dans un second supportant une base habitée et des herses semblables à celles dont disposent les anneaux planétaires. Le premier cercle tourne dans le second et un vortex se crée en son centre. Des vaisseaux en sortent et s'en éloignent.
J'approche le
Lady puis ouvre un canal avec la structure.
– Porte de Saut d'Ereden, ici le
Lady Ree, demande autorisation de passage vers Nouvelle Terre. Transfert des données en cours.
L'image d'un officier de police apparait en haut à gauche. Je reçois :
–
Lady Ree, vous pouvez passer. Quatre-vingts crédits seront débités de votre compte. Nous vous souhaitons un agréable voyage. Ce passage vous est offert par HyperGates Corporation et Ameridia Company…
S'en suit un spot publicitaire que j'ai le réflexe de mettre en sourdine.
Les voiles de mon vaisseau sont ramenées et celui-ci s'aligne sur la porte puis accélère. L'anneau intérieur tourne vite et un vortex bleu se forme devant moi. Le Lady traverse la porte et je découvre un panorama semblable à l'hyperespace dans ce qui me semble être un tunnel se tortillant inlassablement que je parcours à vive allure.
Je repense à lui.
Je suis secouée à la fin du voyage. Devant moi, une planète aux allures luxuriantes et à l'atmosphère verdâtre. Le soleil au loin baigne le système entier dans sa lumière orange.
Ma liste de contacts est saturée. Je trie vite et me rappelle des indications que m'avait données Aras sur la mission. Cette Aurore avait été vue en dernier lieu sur la Station de Transfert Terreneuve, en orbite autour de Nouvelle Terre. La station abrite un comptoir d'échange, un centre de loisir et un module d'habitation. Entre autres nodules amovibles.
Je tire sur le manche et m'approche de la station de transfert.
Là allait débuter ma mission. Je ferme les yeux et me concentre sur mon objectif.
Ma première mission. Jamais encore je n'avais à m'éloigner autant du Temple, et seule qui plus est. Pourtant, je n'en ressens aucune appréhension, aucune peur. Mon cœur n'abrite que l'amour qui lui est voué et la volonté de le retrouver. Et le manque que son absence induit.
Je respire profondément et tente de ressentir les événements qui m'attendent. N'y voyant aucun danger, j'accélère.
∞
Aurore…
Je rouvre les yeux, l'esprit troublé. Ma pensée fut tournée vers Aurore, je n'en ai plus aucun doute et j'ai l'impression de percevoir sa présence durant mon sommeil. Pourtant, quoi que je fasse, aussi profonde eut été ma méditation, je n'arrive pas à l'atteindre et à la contacter.
Devant moi, je vois le tunnel azuré de l'hyperespace se dissoudre et laisser place à un panorama composé de strates nuageuses colorées de rose, de bleu et de vert. Plus loin, un mur de poussière. À mesure que je m'en approche, les roches paraissent de plus en plus grosses et je me vois dans la nécessité d'appliquer des manœuvres d'évitement, haussant la puissance des boucliers qui essuient d'ores et déjà de multiples collisions.
Après m'être frayé un chemin à travers la ceinture d'astéroïdes, j'aperçois un immense corps tellurique parsemé de lumières artificielles. Tout autour, des vaisseaux s'affairent et je n'ai pas à ajouter une dizaine de kilomètres qu'un navire se met en formation avec moi.
– Nous vous souhaitons la bienvenue dans la nébuleuse de Dante, messire Aras.
Je salue, décélère et arrange mon vecteur d'approche en distinguant des vermoulures sur la paroi de l'astéroïde. Sans plus d'effort, je pénètre par l'une d'elles, fixant ma vitesse à une centaine de kilomètres par heure.
Enfin, en face, je vois ce qui sert de sas à la station. Un mur de couleur gris bleuté alvéolé que mon vaisseau traverse sans y rencontrer quelconque résistance. J'atteins un grand hangar où est posée une multitude de navires de différentes catégories.
Éteignant les systèmes du vaisseau, je rejoins ma chambre afin d'y récupérer ma tenue cérémoniale. Voyant le lit au centre, l'image de Cassandre allongée en paix et paisible sur les draps violacés me revint. Mon cœur battit plus fort.
Je descendis la rampe habillé de ma robe pourpre traversée de broderie orangée. Je rejoignis vite les coursives ; de larges couloirs aux parois blanches lumineuses rappelant l'intérieur du
Vagabond d'Origine, à cette différence près qu'elles étaient faites d'un matériau semi-organique.
Sur mon chemin, des visages familiers me saluent, j'y réponds prestement, hâtant ma marche afin de rattraper un retard évident.
Je rejoins une cabine de téléportation. Les portes de celle-ci se referment et un rayon bleu est projeté vers moi. Quelques secondes plus tard, les portes s'ouvrent et je continue mon chemin jusqu'à atteindre un immense portail fait de matière lourde et dorée.
Une présence se fait sentir autour de moi. Et je ressens l'aura du Maître des lieux, entité veillant sur l'intégralité du Système, le Grand Dominion. Je le salue, fermant les yeux et m'immergeant en lui.
Je franchis la grande porte et fais face à un village construit dans l'enceinte même de l'astéroïde. Le chemin pavé est éclairé par des lanternes d'apparence organique. Quelques bruissements d'insectes et présences d'animaux titillent mes sens. Plus loin, des immeubles à l'architecture contemporaine et un peu plus loin, d'autres formés de bulles oranges et translucides par endroits, laissant sourdre une lumière chaude et apaisante.
Je marche jusqu'à voir le Sanctuaire, creusé à même la roche.
J'entre et redécouvre ses couloirs ornés de statues de grands Maîtres, de héros ayant changé la face de l'Univers. Des entités si lumineuses qu'elles dissipèrent la noirceur régnant de leur temps. Des visages de femmes, d'hommes, mais aussi d'aliens aux yeux globuleux et aux visages allongés.
Je m'arrête devant une statue d'alien, observant ses traits. Des émotions me reviennent de temps presque oubliés. Je mets la capuche de ma bure et m'en recouvre presque les yeux.
Je n'en ai rencontré aucun…
À mon étonnement s'ajoute un autre. Relevant mon regard, une silhouette se dresse devant moi. Haute de plus de deux mètres et demi. Je lève mes yeux, parcourant du regard une longue tunique blanche brodée de lignes noires. Vinrent des lèvres bleues, un visage au tint blanc et de grands yeux gris d'où partaient des lignes serpentant sur un front large et un crâne lisse.
– Bienvenue à Fortundus, Maître Aras, me lança le Faren d'une voix mielleuse.
Je me courbe vers l'avant en signe de salut.
– Fidèle à votre réputation, vous êtes en retard. Les apprentis rencontrent en ce moment le Regus Eldorias.
– N'ont-ils point terminé cette étape ?
– Nous avons beaucoup plus de candidats qu'aux cérémonies précédentes.
– Je comprends. Je vous remercie. Paix et Lumière en vous.
Le Faren s'éloigne de grands pas feutrés. Je me remets alors en marche. J'avais pensé arriver au milieu de la Cérémonie, me voilà comblé. Je remarque encore que je rencontre de plus en plus de Farens, tous aussi élégants dans leur stature et leur démarche.
Je me souviens alors qu'il y a de cela fort longtemps, je m'amusais à penser qu'il résonnait hors de notre univers à nous et que leur conscience comprenait plus de quiétude et de paix que ne pouvait jamais en contenir l'âme d'un être humain. Leur connaissance du Cosmos est sans mesure, en découle une grande sagesse et une bonté supérieure. En découlait aussi une fierté démesurée.
Au détour d'un couloir, un homme me fait face et salue promptement. Je le dévisage un instant, le sourire aux lèvres.
– Dylan, lui lancé-je.
– Aras, fidèle au rendez-vous, à ce que je vois, ironise-t-il.
Un instant de flottement s'en suit alors que chacun observait l'autre. Il portait une bure semblable à la mienne, prêt à assister à la Cérémonie comme chaque année depuis bien longtemps.
– La Cérémonie débute bientôt, hein ? demandé-je, pressé.
– Je comprends, tu ne veux pas en découdre avec les autres Esrii, hein ? Suis-moi.
Je lui emboite dès lors le pas, jusqu'à rejoindre une grande salle faisant office de réfectoire. Nous prenons une table et recommençons à nous dévisager.
Je prends la parole.
– Elle va bien ?
Il me regarde avec étonnement.
– Naarital, précisé-je.
Je le vois rabaisser ses paupières et fais de même.
Merci, Aras, je vais bien, perçois-je comme pensée.
– Elle va bien, conclut mon vis-à-vis. Aras, je… Quelque chose a changé en toi, continue-t-il sans grande conviction.
Un serveur arrive et nous sert deux tasses d'un liquide rosâtre chaud. Je souffle dessus et en bois une gorgée. Ça a un gout de lait et une lourde consistance.
– Claire aussi… elle l'avait remarqué, avoué-je.
Il en boit et se sert de petits gâteaux que venait de verser le serveur dans un bol à ma gauche.
– Tu as l'air… Je n'arrive pas à me fixer cette idée… C'est comme si tu…
– Comme s'il me manquait toute une partie de moi-même, continué-je sa phrase.
Il acquiesce avec étonnement.
– C'est bien le cas. Je t'expliquerai à notre prochaine rencontre. Pour l'heure, d'autres pensées occupent mon esprit.
Il s'accoude à la table, souriant.
– Tu es heureux. Je ne t'ai pas vu ainsi depuis longtemps… Sans doute jamais. C'en est presque… troublant.
J'esquisse un sourire moqueur.
– Je me suis épris d'une Shengzhi, avoué-je. Et toi, alors. Dis-moi tout.
Mes mots renforcent son sourire. Il me donne une tape à l'épaule.
– Je viens de rentrer de mission. Je suis un peu épuisé.
– Épuisé ? Que puisse donc être cette tâche tellement ardue qu'elle épuiserait le grand et puissant Melcus, hein ? lancé-je d'un unique ton sarcastique.
Il croisa les bras, réprobateur.
– Ne te moque pas, Aras. La situation est plus critique que nous le pensions. Je te confierai mes dossiers.
– Ils sont revenus, hein ? m'inquiété-je.
– J'en ai combattu un sur Orane.
– Orane, c'est plutôt éloigné du centre…
– J'y ai récupéré deux nouveaux disciples. Et Elvira Casays est morte. Son fils est l'un d'eux. L'autre est une jeune fille très douée et réceptive.
Je digère les informations puis me remets à l'instant présent.
– Deux jeunes disciples que tu veux prendre comme apprentis, hein ?
Il se lève, me faisant signe de le suivre.
– Je l'avoue, oui, répond-t-il alors que nous sortons du réfectoire, nous dirigeant vers la salle de Cérémonie.
À une centaine de pas du réfectoire, nous parvenons à l'embrasure donnant sur la Salle de Cérémonie. Je ressentis une appréhension soudaine, à retrouver cette salle légendaire. Je lève mes yeux et admire une énième fois sa majesté. Immense et haute, ses murs étaient gravés du sol au plafond de visages et de dessins relatant la grande histoire des Esrii. Des candélabres disposés sur les murs et tout autour de la salle s'allument à tour de rôle, nous plongeant dans une atmosphère chaleureuse. Au fond, de larges piliers gravés et agrémentés de sceaux antiques se dressaient jusqu'à la voute.
Elle est déjà pleine, pensé-je.
– Prenons place, demande Dylan Melcus.
Je m'avance entre la foule de gens – des Farens dépassaient de leurs deux mètres cinquante çà et là – alors que les nouveaux arrivants se morfondaient sur place, le visage fiévreux et le teint vermeil. Je pense alors à cette congestion provoquée par le processus de fusion entre un prétendant et son Animater, cet esprit que les Farens daignent insérer dans l'âme humaine.
– Je ne peux m'empêcher de ressentir leur trouble… et leur douleur, dis-je à Dylan alors que nous atteignons le bas d'une saillie trônant au bout de la salle.
Il me regarde d'un œil compatissant.
– Tu as l'air ailleurs, un trouble à propos de tes protégés ?
– L'esprit d'Adena est clair. Mais le petit Casays érige de hautes murailles autour de son âme. Il dissimule sa pensée et ses souvenirs, qu'il enfouie très profondément.
– Je suis sûr qu'il sera accepté, dis-je pour le rassurer.
Il se secoue, se forçant à m'écouter et à ramener sa pensée au moment présent.
– Si tu veux que j'y jette un œil, je le ferai.
– Non ! s'exclame-t-il.
Voyant mon étonnement, il m'adresse un sourire narquois et adoucit son visage.
– Je veux qu'il parvienne à évoluer de son propre chef. Je sais qu'il le peut.
– Hum, marmonné-je. Quoi qu'il en soit… je veux bien le voir, ton petit…
– Weric. Le voilà, me dit-il en m'indiquant un jeune homme à son entrée dans la salle avec, à ses côtés, deux autres candidats ; une fille et un garçon.
Le garçon s'approche de la foule et s'y fend. Je le vois converser avec ses amis et me retiens de sonder son esprit, respectant la volonté de Melcus.
À notre gauche, sur l'élévation, le Regus Eldorias, aux côtés du Faren Astembeth, accueille la ribambelle de nouveaux venus.
–
Autant d'Ado ? murmuré-je à mon ami.
–
Ça va commencer, me rappelle-t-il, faisant signe de me taire.
« Je souhaite la bienvenue aux Esrii, Pirates de l'Espace et Farens qui sont venus assister à cette cinquantième Cérémonie de la Fusion » annonça Eldorias.
Cinquante… rien que ça, me dis-je, me remémorant la première cérémonie organisée voilà presque une centaine d'années.
« Une nouvelle génération est arrivée et elle porte tous nos espoirs pour l'avenir. Leur monde d'origine ainsi que leur famille sont très loin d'eux, mais ils ont fait ce choix en connaissance de cause ; dans le but de devenir des Esrii. Lorsque ceci sera fait, de nouveaux protecteurs de l'Humanité auront vu le jour. Ils seront bien plus nombreux que les générations précédentes et auront tous leur Animater pour les garder sur la voix juste de la paix intérieure et de la lumière. »
Il fit une pause. Le vieux Nicodème Eldorias caressa sa longue barbe blanche et observa l'assistance. Il continua :
« Les temps à venir s'annoncent plus sombres qu'ils ne l'ont jamais été depuis des siècles. Voir rassemblés des représentants de trois civilisations ici même m'impose un constat ; nous sommes tous devenus alliés. Pour les Esrii et les Farens, une confiance réciproque s'est installée depuis bien longtemps. Quant aux Pirates de l'Espace, vestiges de plusieurs peuples bannis par le Gouvernement Unifié, ils se sont cachés pendant très longtemps pour saboter en secret ses activités. Nous les en avons empêchés avec la conviction d'être capables de changer la mentalité de la Chambre du Sénat sans violence. Les Pirates ont beaucoup perdu, nous aussi… Mais à présent, nous afficherons un front uni face à tous ceux qui menaceront la paix et la liberté. »
Je regarde çà et là l'assistance alors que des applaudissements s'élèvent. Les Farens affichent une moue fière. Le discours du Regus vint à son terme.
Astembeth, assistant du Grand Maître des Esrii, descendit quelques marches pour se retrouver entre les Ado.
« Nos futurs apprentis ayant fusionnés avec leur Animater, il est maintenant en le pouvoir des Esrii de leur attribuer un précepteur. Apparemment, cette génération a été très fructueuse puisque nous avons recensé cent-onze candidats. Un Esrii se verra donc en charge de deux Ado. Cependant, les premiers mois passeront sous forme de cours en compagnie d'enseignants qui s'efforceront de transmettre leur savoir dans leur domaine respectif. »
À l'énoncé des cours allant être dispensés aux nouveaux, quelques Ado affichèrent leur mécontentement, s'imaginant assurément retourner aux bancs de l'école.
L'assistant du Grand Maître commença à attribuer à chaque Magi, ou Maître, deux apprentis.
– Bien ! Élèves Ryu/Nathaëlle et Vronstor/Nico de la Nouvelle Terre, vous serez avec Magi Zhym.
Il continua ainsi, désignant à chaque Magi deux paires Ado/Animater, jusqu'à arriver à Dylan. Mon vieil ami, content, marcha vers ses deux protégés ; Adena/Wordonsor et Weric/Madlensiä. Mon regard se pose sur ce dernier. Sans en produire la volonté, mon esprit se retrouve devant les fortifications de son âme. Je constate alors que la fusion avec son Animater Madlensiä s'était bien passée et que, bientôt, il n'aurait plus aucun signe d'affliction physique. Comprenant mon intrusion et avant que Weric ne s'en rende compte, je m'en éloigne, retrouvant mon corps. J'aperçois pourtant en lui une gêne apparente et en détecte vite la source ; plusieurs regards s'étaient rivés sur lui et Astembeth y posait des yeux froids et un regard d'une rare intensité. Je compatis à l'immédiat, comprenant une telle réaction à l'égard d'un alien.
Un court instant plus tard, Dylan quitta les lieux, emmenant avec lui Weric et Adena.
Je suivis la foule au réfectoire et observai tout ce monde se nourrir. Les ripailles achevées, tous sont conduits aux quartiers d'habitations.
Les heures de la nuit passaient à grands pas. Les corridors se vidèrent vite. Un lourd silence s'instaura dans le village. Je partis alors marcher et admirer les immenses plantes dont les fruits creux forment les habitations Faren.
À mon retour, je rejoins la grande salle. L'absence de monde la fait paraitre anormalement vide. Le silence y est encore plus pesant. Je marche jusqu'à la saillie et retrouve à son centre la dalle sur laquelle se posait jadis un imposant siège.
Je me mets dessus en position du lotus et entame ma méditation.
∞
Les premiers rayons de lumière atteignirent mon corps et le réchauffèrent. Je ramène mon esprit et retrouve, décuplées, mes sensations physiques. Je mets du temps à ouvrir les yeux mais déjà, j'entrevois la lumière qui filtre à travers et rougit ces fines membranes qui protègent mes globes oculaires.
Le soleil brillait au loin et inondait la petite ville de sa douce lueur, ainsi qu'il faisait resplendir le paysage intérieur. Des ouvertures entre les larges et imposants piliers de la salle de cérémonie, on arrivait à dominer l'ensemble de Fortundus et à admirer ses paysages diversifiés. Le ciel – bien qu'artificiel – était d'un bleu pur, parcouru de nuages blanc immaculé. Les vertes prairies scintillaient de la rosée du matin et plus loin se dressent des montagnes aux cimes enneigées.
Je ressens une forte présence s'approcher de moi. Son aura m'atteint et illumine les environs. Je me lève avec douceur et me tourne vers lui, saluant avec respect.
– Regus Esrii Eldorias et Wisdolia, Paix et Lumière.
– Aiyuan Aras, fidèle au rendez-vous… Pour la cinquantième fois. Et pas une ride.
Le vieil homme monte les marches et se tient devant moi puis me salue. Il se met en position du lotus et je fais de même, lui faisant face.
– C'est un honneur, Maître, dis-je en rabaissant les paupières.
Un instant passe et je ressens en lui un trouble maladroitement dissimulé. Voyant cela, le Grand Maître se décide à parler.
– Une ombre s'est introduite dans le Sanctuaire, dit-il d'une voix rocailleuse. J'ai failli l'ignorer. Wisdolia en est troublé.
J'acquiesce, confirmant ses suspicions et indiquant l'avoir moi-même ressentie.
– Je ne m'en fais pas. Je préconise la prudence. Le mal finira par se révéler.
Je ne puis m'empêcher de sourire à sa phrase.
– Ah, les Esrii. Toujours à parler de Bien… Et de Mal.
Le Maître fronça ses larges sourcils gris. Ses yeux ont perdu leur couleur au fil des ans, tout comme les miens.
– Ces deux notions nous échappent, énoncé-je. Plus on s'éloigne de la petite chose, plus on prend conscience qu'elle fait partie d'un monde encore plus grand qu'elle. Vous le prodiguez dans votre enseignement ici-même…
– La coccinelle se fait manger par l'hirondelle, certes. Mais ni l'une, ni l'autre n'est le Bien. Et toutes deux font partie d'un système encore plus grand régi par ses propres lois.
– Vous le savez autant que moi, Eldorias/Wisdolia. Le Mal n'existe pas. Ce n'est que la figuration que nous nous faisons des forces qui agissent à l'opposé des nôtres. Et même, à plus grande échelle, ces forces ne se contredisent que rarement. Et toutes deux contribuent à l'équilibre d'un système qui nous dépasse. Nous sommes peu de choses, Maîtres, pour pouvoir ne serait qu'oser parler de Bien, ou de Mal, exposé-je d'une traite.
– Ou prétendre savoir, continue-t-il ma phrase. La petite chose influence rarement le reste du système, poursuit-il. Ainsi, le battement d'aile d'un papillon ne fera sans doute jamais vaciller la montagne. Mais la coccinelle, au même titre que les autres espèces peuplant la nature, a droit à la vie. Et combat pour sa survie. Il peut même arriver que la disparition d'une espèce menace la pérennité de l'Ensemble. Ainsi, cette coccinelle qui se bat pour sa survie fait-elle subsister le Système. Et nous tous ici, Esrii, Farens, Xénos, ou même Aihara, sommes aujourd'hui confrontés à un ennemi qui nous dépasse et menace jusqu'à notre existence.
Je hoche la tête en signe d'approbation.
– Vos mots sont sages. À propos de notre ennemi commun… Avec votre approbation, j'enverrai du Tianyuan un groupe d'Aihara avec des informations sur ses dernières apparitions observées. Je sens que le jeu se met en place. Ah… si ce n'était qu'un jeu…
Il approuve à son tour puis m'observe d'un œil curieux, presque désabusé.
– Aras… Une partie de vous est absente…
Je me frotte le front à cette phrase qui maintenant m'est devenue routine.
– Vous n'en êtes ni troublé ni déconcerté.
– Je vous expliquerai en d'autres circonstances, voulez-vous. Pour l'instant, je vous sens mandé autre part. La journée sera sans doute longue mais s'achèvera comme bien d'autres au sommet du Plateau de la Contemplation. Mais pour cette noirceur dont vous parlez…
– Ne faites rien ! m'ordonne-t-il.
Je le sens troublé par son ordre, troublé de m'avoir considéré comme simple Esrii. Je souris.
– Je le sais. Il finira par se révéler. Et je n'en ressens aucun danger. Par contre, il y a une chose, à laquelle vous devriez accorder votre attention, ô Regus. Et y consacrer de votre temps de réflexion…
Il joint ses mains et entremêle ses doigts, m'accordant une vive attention.
– Le fils, dit-il, placide, observant mon mutisme.
– Le fils d'Elvira. Oui. Je me suis surpris à observer son âme.
– Il en a fait un fort et y cache ses angoisses et ses peurs, me devance le Maître.
– J'en ai ressenti les échos. Et une énergie sourdant du cœur. Il y a autre chose…
– Je le sais, me coupe-t-il. Je l'ai senti durant la fusion avec Madlensiä. Je partage votre appréhension, Grand Aiyuan. Nous veillerons sur lui. Melcus et Naarital le protégeront.
Melcus et Naarital… Je le sais, ils en sont capables, pensé-je.
À ceci, le Grand Maître se lève et me salue. Je fais de même, sachant que l'aube levée, ma méditation était achevée. Nous marchons ensemble vers la sortie.
– Vous êtes donc prêt pour vos cours ? me demande le vieux sage d'un ton léger.
– Je les dispenserai comme je l'ai toujours fait, annoncé-je. Et je me retirerai. Le Tianyuan vous est ouvert et vous y êtes le bienvenu, Maître. Même convié. Le jeu se met en place et le temps n'est plus aux querelles philosophiques. Nous unissons nos forces pour survivre. Paix et Lumière en vous.
– Paix et Lumière en nous tous, me répond le Regus avant que l'on se sépare à un croisement des corridors.