Cette nouvelle répond à une question que je pose dans mon roman "Minos" (un jour il sera fini, ô oui). Dans le bouquin, le héros, Minos (sic) découvre que son vieux serviteur, Parnos, a des ancêtres communs avec lui. Parnos lui répond qu'il le sait, et à quel degré, et que de toute manière "il est né pour des raisons géopolitiques", sans vouloir en révéler plus : forcément, je ne savais pas encore quelle serait la bonne raison derrière cela. Aujourd'hui, quelques années plus tard, je sais ce qu'il en est, donc voici l'histoire.
Techniquement parlant, cette nouvelle n'est que dialogues ou presque, juste parce que j'avais enfin de procéder ainsi.
Parnos
Un silence plus sépulcral que concentré régnait dans la bibliothèque de la résidence Ertos. Au milieu de la grande pièce aux murs tapissés d’étagères supportant des codex et des étuis à papyrus, chacun des deux hommes assis à la lourde table de travail étudiaient consciencieusement, entourés par des piles de documents.
Kardanos, dont les cheveux châtains tombaient sur les épaules massives, soupira bruyamment, s’adossa à son fauteuil et croisa les bras sur sa bedaine naissante, bien qu’il n’ait que dix-neuf ans. Son compagnon, le serviteur Parnos, un jeune homme séduisant à la silhouette svelte âgé de vingt et un ans, se resservit un verre de vin sans détacher les yeux de l’objet de ses études.
– Je crois que je ne suis pas fait pour les chiffres, Parnos.
– Pourtant, votre père le comte a insisté pour que vous étudiiez les comptes du comté, si j’ose dire, pour l’année écoulée, répondit Parnos sans lever les yeux. Et je vous rappelle que votre père vous interrogera sur ce que vous aurez appris.
– Je sais bien, fit Kardanos en soupirant derechef. Je suis Kardanos Vildetos Ertos, héritier du titre comtal, il faut que je m’investisse plus dans les affaires courantes, que je sache ce que je serai amené à diriger un jour, blablabla. Quelle barbe ! Quand j’étais enfant, tout ce qu’on m’apprenait c’était les exploits guerriers de mes ancêtres sur les champs de bataille ! Voilà ce qui fait la valeur d’un comte ! Pas cette succession de chiffres ineptes et inintéressants au possible ! Pourquoi est-ce que je dois en passer par là, je te le demande ? Le jour où je serai comte à mon tour, j’aurai un intendant pour gérer cela !
– Ce n’est pas à moi qu’il faut le dire, jeune maître, fit Kardanos, toujours plongé dans sa lecture. Mais plutôt à votre père…
– Très drôle. Il le prendrait comment, à ton avis ?
– Les murs de la forteresse trembleraient face à ses hurlements, et tout le monde filerait se cacher.
– Je sais.
Parnos but son verre et s’en resservit un autre.
– Mon père ne t’a donné aucun ordre, Parnos. Alors qu’est-ce que tu fais là, et que lis-tu avec tant d’application ?
– Je suis votre serviteur, jeune maître. Ma place est là où est la vôtre. Et puis Litonné m’a parlé de l’existence d’un codex dans la bibliothèque, qui a attiré mon attention.
– Litonné ? Et depuis quand est-ce que tu fréquentes l’archiviste de la forteresse ?
– Depuis qu’il m’a parlé de ceci, fit Parnos en relevant enfin la tête, tout sourire, le doigt pointé sur l’ouvrage dans lequel il était plongé.
– Qu’est-ce donc ?
– Un traité datant de plusieurs centaines d’années, venu d’un ancien royaume des Marches, à ce qu’il m’a dit.
– Et quel en est le sujet ?
– Les habitudes des autochtones d’alors en matière de sexe, répondit Parnos en haussant les épaules en guise d’excuse.
– Il y a des jours, je te hais, Parnos. Tu es doué pour le sadisme.
– À votre service, jeune maître, ricana l’interpellé.
Un bruit de course et des cris émanant du couloir leur firent lever la tête. Ils se regardèrent et n’eurent nul besoin d’échanger un mot pour sauter à l’unisson de leurs sièges pour aller s’enquérir de la situation.
Ils coururent dans le couloir et ne furent pas longs à rattraper les gardes qui filaient devant eux.
– Que se passe-t-il ? demanda Kardanos.
– Un de nos villages frontaliers a été attaqué, nous devons voir le comte, dit un garde sans ralentir et en saluant le fils de son maître d’un hochement de tête.
– On vous suit, fit Kardanos, ravi d’avoir un prétexte pour échapper à ses études barbantes.
Outre les deux soldats en faction devant la porte de la Grande Salle de la forteresse, le groupe fut accueilli par Gilmmé, le vieil intendant du comté.
– Ah ! Le comte vous attend, entrez. Messire, ajouta-t-il en saluant Kardanos.
Il fronça les sourcils à la vue de Parnos, ouvrit la bouche… et la referma. À ses yeux, cet homme faisait un peu trop ce qui lui chantait, pour un serviteur. Mais c’était à Kardanos plutôt qu’à lui de l’empêcher d’entrer. Avec un peu de chance, Parnos serait éconduit par le comte Vildetos lui-même, et ce serait bien fait pour ce jeune impudent !
*
**
Les trois soldats franchirent le seuil, Kardanos et Parnos sur les talons. Ils firent une dizaine de pas et s’arrêtèrent au pied de l’estrade sur laquelle Vildetos occupait son siège comtal en pierre.
Père a l’air encore plus renfrogné que d’habitude... enfin, si cela est possible, se dit Kardanos. Je ne me souviens même plus de la dernière fois où je l’ai vu sourire.
Vildetos n’accorda pas un regard à Kardanos, encore moins à Parnos. Il ordonna au garde le plus avancé :
– Parle.
– Le village de Gresehl a été attaqué par une bande de pillards. Leurs réserves de nourriture ont été pillées, dix-huit habitants passés au fil de l’épée, et plusieurs femmes violées. D’après les survivants, les pillards sont venus du nord. Sûrement des Marches…
– Les Marches… murmura Vildetos.
Kardanos grimaça. Le comté Ertos était l’une des terres frontalières du royaume de Lul. Au-delà s’étendaient les Marches, une vaste région composée de micro-États en perpétuelle ébullition. On avait coutume de dire que le temps qu’un scribe dresse une carte politique des Marches, celle-ci était déjà rendue caduque par les révolutions, guerres et conquêtes survenues entretemps.
– Me voici, votre seigneurie, retentit une voix rocailleuse et fatiguée à l’entrée de la Salle. Pardonnez mon retard.
Le nouveau venu, Galmatté, chef de la garnison du comte, s’avança en tremblant et en grimaçant, avec le soutien d’une béquille.
Il est si frêle… une petite brise suffirait à le faire tomber… se dit Kardanos.
Vildetos se leva et vint à sa rencontre :
– Voyons, capitaine Galmatté, vous n’êtes pas raisonnable ! Vous ne devriez pas être debout. Ce n’est pas ainsi que vous soignerez votre crise de goutte !
– Peu importe ce désagrément mineur, votre seigneurie. Qu’on me mette sur un cheval et tout ira bien ! Je ne permettrai pas que quiconque s’en prenne au comté Ertos ! Ces barbares vont payer le prix fort pour cela !
Le vieil entêté n’avait pas l’air de vouloir en démordre, et Kardanos se demanda comment son père allait s’en sortir sans vexer le vieux et fier guerrier qui dirigeait la garnison comtale avant même la naissance de Vildetos.
– Laissez-nous, gardes, fit Vildetos. Venez, mon ami, ajouta-t-il en prenant Galmatté par le bras et en faisait discrètement signe à Kardanos de faire de même avec l’autre.
Le chef de la garnison se renfrogna, vexé de se montrer si faible. Son escorte le fit asseoir à la table du conseil.
– Il faut que j’y aille, mon seigneur ! attaqua Galmatté. C’est mon rôle, mon devoir ! Mon honneur est en jeu !
Gêné pour le vieil homme, que le poids des ans rattrapait de plus en plus sans qu’il l’admette, Kardanos se demanda si son père allait prononcer l’heure de la retraite pour Galmatté. Ce qui le tuerait à coup sûr, l’homme ayant voué toute sa vie à la Maison Ertos.
Vildetos riva ses yeux dans ceux de son subalterne. Mais ce fut d’une voix douce et calme qu’il parla.
– Galmatté… Tu es à la tête de la garnison depuis combien d’années ?
– Cinquante-trois ans ! répondit le vieil homme avec fierté.
– Cinquante-trois… reprit Vildetos. C’est un chiffre énorme, mon ami.
– Je n’ai fait que mon devoir, mon seigneur.
– Bien plus que cela, mon ami. Ton nom est connu, que dis-je, reconnu tout le long de la frontière. Si tu avais servi au sein de l’armée royale, tu serais sans nul doute devenu général. Il existe des dizaines de chansons et de récits de bataille où tu occupes le premier rôle.
– Peu m’importe ces idioties ! Je vis pour servir. Le reste n’a aucune importance.
– Je le sais bien, tu as refusé tant de récompenses par le passé.
– Je n’ai besoin de rien, mon seigneur.
– Comment vont tes fils ?
– Mes… fils ?
– Oui, tes fils. Je me suis laissé dire que l’aîné est aide-meunier, et le cadet domestique dans une auberge. Et que tes petits-enfants grandissent à vue d’œil, qu’ils atteindront bientôt l’âge adulte.
– En effet, reconnut Galmatté, dont le visage s’adoucit en pensant à sa descendance.
– Tu n’es qu’un égoïste, Galmatté ! asséna Vildetos.
– Mon seigneur ! fit Galmatté, choqué par l’assertion à son encontre, lui qui n’avait toujours vécu que pour la sécurité du comté.
– Tes fils devraient vivre dans la prospérité ! Ton aîné devrait posséder son propre moulin et ton cadet sa propre auberge ! Mais cela n’est jamais arrivé, par ta faute, car tu n’as jamais voulu recevoir plus que ta maigre solde.
– Je ne suis pas un mercenaire, je ne me bats pas pour de l’argent ! s’indigna le vénérable soldat.
– Tout excellent travail mérite récompense, et le tien a été exemplaire. Si tu ne veux rien pour toi, et que tu le veuilles ou non, tes enfants vont en profiter. J’ai donné l’ordre à Gilmmé, notre intendant, de leur apporter une belle somme d’or.
– Merci, mon seigneur, fit Galmatté, la voix rauque d’émotion. Je… c’est fini, c’est ça ? Cette récompense pour ma carrière, c’est une manière de me dire que vous me renvoyez du service ?
Kardanos compatit intérieurement face à l’air décomposé du vieil homme. D’un autre côté, son père avait raison : Galmatté avait fait son temps. Et même en y mettant les formes, annoncer une telle nouvelle était aussi abrupt que le couperet d’une guillotine de bourreau royal.
– Te renvoyer ? Es-tu donc fou, Galmatté ? Au contraire ! Plus que jamais, j’ai besoin de toi !
– Vraiment, mon seigneur ?
Kardanos était perdu : où donc son vieux renard de père voulait-il en venir ?
– T’ai-je jamais menti ? demanda Vildetos avec suffisance.
– Jamais, mon seigneur !
– Et ce n’est pas aujourd’hui que je vais commencer. Je te demande juste de me pardonner à l’avance, mon vieil ami.
– Je n’ai rien à pardonner, mon seigneur ! Vous ordonnez, j’obéis !
– Je sais que la tâche qui pèse sur tes épaules est déjà lourde, mais je crains de devoir en rajouter une nouvelle… L’argent que j’ai fait attribuer à tes enfants n’est pas une récompense pour ta carrière passée, mais la rétribution pour le rôle supplémentaire que tu vas désormais assumer.
– Un nouveau rôle ? demanda Galmatté avec espoir.
– Oui, et primordial. Il s’agit pour toi de corriger une très grosse erreur… que tu as commise.
– De quoi parlez-vous, mon seigneur ?
– J’ai lu les archives de la forteresse. Tu te souviens de Malaritté ?
– Bien entendu, mon seigneur ! C’était le chef de la garnison du temps de votre père, une véritable légende vivante ! J’ai été sous ses ordres à mon arrivée, jusqu’à ce qu’il meure deux ans plus tard.
– Qui fut son successeur ?
– Eh bien… j’avoue que je ne m’en souviens plus. Il y a eu plusieurs capitaines de la garnison ensuite, mais ils changeaient assez souvent.
– En effet. Après la mort du capitaine Malaritté, il y a une dizaine d’années agitées pour le comté, avec son lot de conflits.
– Je m’en souviens, mon seigneur.
– Ces conflits ont été d’autant plus longs que personne n’émergeait réellement à la tête de la garnison. Je me trompe ?
– J’avoue que certains capitaines n’ont pas été dignes du rôle.
– Quand cette période d’instabilité a-t-elle pris fin ?
– Au bout d’une dizaine d’années, comme vous l’avez dit, mon seigneur.
– Soit à partir du moment où tu es arrivé à la tête de la garnison.
– Je ne suis pas certain qu’il y ait un rapport, mon s…
– Balivernes ! Nous savons tous deux ce qu’il en est ! Dis-moi, comment t’es-tu retrouvé à la tête de la garnison ?
– Comme mes prédécesseurs. Je suis entré dans la garde comme domestique, puis j’ai appris à manier une épée, j’ai été officiellement nommé soldat, et le temps aidant, je suis passé officier, et enfin capitaine.
– Quelqu’un t’a-t-il spécifiquement formé pour devenir capitaine ?
– Oh non, mon seigneur ! C’est quelque chose qui s’apprend sur le tas !
– Au prix de dix ans de combats et d’escarmouches ? Ne trouves-tu pas qu’un tel prix est trop élevé, mon ami ?
– Assurément, mon seigneur.
– Si le capitaine Malaritté avait pris la peine de former un successeur, de partager son expérience, cette période troublée aurait-elle duré moins longtemps ?
– Probablement…
– La voilà, ton erreur ! Tu fais exactement la même que Malaritté en son temps ! Tu n’as pas de successeur ! Tu te contentes de défendre le comté dans le présent, sans penser à son avenir !
– Mon seigneur ! s’indigna Galmatté.
– Et c’est précisément la nouvelle tâche que je t’assigne : former le futur capitaine de la garnison. Pas question qu’à ta mort, le comté et ses environs tombent dans le chaos pendant dix ans !
– Je…
– Le comté a besoin de toi, Galmatté. Tout son avenir pourrait en dépendre !
Un long silence plana sur les lieux. Kardanos était admiratif : son père avait brillamment manœuvré, écartant du terrain le vieil homme qui n’y avait plus sa place, tout en le mettant au centre de la préparation de l’avenir. Son regard croisa celui de Vildetos, rivé sur lui. Kardanos hocha la tête avec respect. Vildetos se fendit d’une légère grimace au coin de la bouche, qui pouvait passer pour un ersatz de sourire.
Kardanos comprit alors que la leçon valait aussi pour lui : son père était en train de préparer l’avenir, de le préparer, lui, à diriger ses hommes après la mort de son géniteur.
– Votre père est un homme formidable, murmura Parnos à l’oreille de Kardanos.
Celui-ci hocha la tête, pas le moins du monde surpris que l’esprit vif de Parnos ait tout saisi des implications.
Enfin, Galmatté brisa le silence :
– Je vous remercie de me permettre de me racheter, mon seigneur. Je formerai mon successeur. J’ai en tête quelques noms qui…
– Nous verrons les détails plus tard, je te laisse les gérer pour le moment. En attendant, il te faut décider lequel de tes officiers va diriger notre troupe en vue des représailles.
– D’après le rapport qui m’a été fait, les assaillants n’étaient pas plus de cinquante. Une troupe de vingt soldats suffira amplement. Je vais faire assigner deux pisteurs à cette mission, et placerai à leur commandement…
– Moi !
Tout le monde se tourna vers Kardanos, auteur de cette parole décidée.
– Il n’en est pas question, mon fils, dit Vildetos, sourcils froncés. Tu n’es pas un soldat.
– Certes non, père. Mais un jour, si besoin est, je mènerai nos hommes à la bataille. Or sans expérience, comment pourrais-je mener une telle entreprise à bien ?
– Je ne suis pas sûr que tu aies le caractère qui convienne, reprit son père, dubitatif.
Kardanos était certes un garçon attachant aux yeux de son père mais également mou voire indolent. L’embonpoint qui perçait chez lui alors qu’il n’avait même pas vingt ans le prouvait assez…
– Vous l’avez dit vous-même, père, reprit Kardanos, vexé de ne pas être pris au sérieux. Nous devons préparer l’avenir du comté. Et sauf votre respect, cet avenir passe par moi. Tout comme Galmatté doit former son successeur à la tête de la garnison, je dois être formé à la tête du comté lui-même.
Après tout, cette expérience ne pourra que faire du bien au gamin, pensa Vildetos.
– Soit, fit-il tout haut. Va te préparer, la troupe partira dans peu de temps.
– Merci, père ! En avant, Parnos ! fit Kardanos, courant déjà vers la porte.
– Quoi, moi aussi ? Mais enfin… Je n’ai pas besoin d’être formé à quoi ce que soit, moi…
Quand il s’avisa que Vildetos et Galmatté le dévisageaient avec une froideur digne des hivers les plus rudes des pays aigers, il ajouta :
– Eh bien… Les voyages font la jeunesse, comme on dit, je suppose.
– Forment, corrigea Vildetos.
– Oui, mon seigneur. Je crois que je vais…
– Et presse-toi, coupa Vildetos.
– À vos ordres ! fit Parnos en filant à son tour.
Vildetos se tourna vers Galmatté :
– Choisis bien l’homme qui dirigera cette expédition. Mon fils et héritier en fera partie. S’il meurt, c’est peut-être tout l’avenir de ma Maison qui sera en péril.
– Je ne faillirai pas dans mon choix, mon seigneur. Je ne compte pas ajouter une deuxième erreur à ma carrière au service de la Maison Ertos.
– Bien. Les consignes de la troupe sont les suivantes : retrouver et anéantir les pillards. S’ils ont regagné le lieu où ils vivent, que nos hommes ne fassent pas n’importe quoi : qu’ils se contentent de tuer les pillards et d’épargner les vieillards, les femmes et les enfants. Et bien entendu, pas de viols.
– Frapper fort mais sans débordement, comme à l’accoutumée. Ce sera fait, mon seigneur.
– Parfait. Au travail, mon ami ! L’avenir se prépare aujourd’hui !
– Qu’Akeydana nous accorde sa grâce !
– Mais enfin, jeune maître, qu’est-ce qui vous a pris de vous porter volontaire pour cette mission ? demanda Parnos à Kardanos après l’avoir rattrapé dans le couloir, se tenant au mur, à bout de souffle.
– Je… ne sais… pas. J’ai été… galvanisé, il faut… croire.
– La prochaine fois, galvanisez-vous sans moi, bougonna Parnos. Ça va, vous reprenez votre souffle, ou vous souhaitez que j’aille voler la canne de Galmatté ? Elle pourrait vous être utile, visiblement.
– La… ferme !
– À vos ordres, jeune maître.
*
**
– Tout cela est un beau gâchis, dit Kardanos en retournant un cadavre du pied.
– Oui, mon seigneur, répondit Kelotommé, chef du détachement envoyé dans les Marches à la poursuite des pillards.
– Ces imbéciles n’ont même pas essayé de nous piéger, ni même d’effacer leurs traces ! Ils nous ont conduits droit à leur repaire.
– Ils ne s’attendaient pas à des représailles aussi rapides, sans doute.
– C’est du gâchis, je le répète. Ils auraient pu rester tranquilles dans cette ville, à cultiver les champs qui la ceignent, mais non ! Ils ont préféré s’en prendre à nous ! Qu’est-ce qu’il leur est passé par la tête ?
– Il est plus facile de détruire et piller que de construire, mon seigneur.
– Je vois ça, conclut Kardanos, les yeux rivés sur les antiques restes des hautes tours de la ville des pillards. Cette cité a dû être gigantesque par le passé… quel est son nom ?
– Je l’ignore, mon seigneur. Rien ne dure jamais dans les Marches.
– Comment se fait-il qu’aucun royaume fort n’arrive à émerger ?
– Dès que deux ou trois cités s’unissent, tous leurs voisins se jettent sur eux pour les détruire. La fois suivante, les anciens alliés choisissent des camps différents…
– Mais pourquoi aucun État déjà existant, dont Lul, ne tente de s’emparer des Marches ? Vu la désorganisation totale, ce serait facile.
– Les terres sont trop arides pour représenter un quelconque intérêt.
– Tout cela est désolant…
– Jeune maître !
Kardanos tourna les yeux et découvrit Parnos, courant vers lui dans une large avenue dont les pavés disjoints étaient envahis par des ronces. Il mit aussitôt la main à l’épée :
– Un problème, Parnos ? Tu es poursuivi ? On t’a attaqué ?
– Non, jeune maître. C’est juste qu’on a trouvé ce qui ressemble à un ancien temple, et il y a des prisonniers dedans. Une porte en bois massif, gigantesque : je n’avais jamais vu ça auparavant ! On essaie de faire levier pour la forcer. D’ici quelques minutes, ça devrait être bon.
– Trouver la clé serait plus simple.
– Vraiment, jeune maître ? ironisa Parnos. Nous l’avons cherché en vain. Pourquoi croyez-vous que nous essayons de l’ouvrir autrement ?
Kardanos se sentait trop las pour répondre. Il regrettait d’être venu et avait hâte de rentrer. Passé l’élan d’enthousiasme qui l’avait pris aux paroles de son père, il avait vite déchanté : il avait toujours détesté tout voyage de n’importe quel type, et celui-ci n’avait pas fait exception à la règle. Et s’il savait manier l’épée, il n’en tirait aucun plaisir.
Il suivit Parnos jusqu’au temple. Les hommes qui s’échinaient sur la porte finirent par en venir à bout : elle céda dans un craquement sinistre.
– Vous êtes libres ! s’exclamèrent les soldats de Kardanos en entrant.
Bientôt, les prisonniers, haves et sales, sortirent, encore sous le choc. Certains marchaient d’une manière mécanique, d’autres, en piteux état, étaient soutenus par les soldats.
Un vieillard, si âgé qu’une simple brise semblait capable de le mettre à terre et le casser en mille morceaux, sortit à son tour, accroché au bras d’une femme plus jeune.
Il se figea en découvrant Parnos.
– Qui es-tu ? demanda-t-il d’une voix tremblante.
– Euh… Mon nom est Parnos, fit l’interpellé après une hésitation.
Étrange que le vieil homme focalise son attention sur lui alors que se tenant à ses côtés, la vêture de Kardanos désignait clairement qui était le seigneur, entre eux deux.
– Parnos comment ?
– Parnos tout court. Voici mon seigneur, votre libérateur, Karda…
– Comment s’appellent tes parents ?
Un peu perdu, Parnos se tourna vers Kardanos, qui haussa les épaules et lui fit signe de continuer.
– Je l’ignore. Mon père est mort avant ma naissance et ma mère l’a suivi dans la tombe quand j’étais tout bébé. J’ai été élevé comme serviteur à la Maison Ertos de Lul.
– La Maison Ertos ? répéta l’ancien, tremblant soudain de colère mal contenue. La Maison Ertos est un repaire de traîtres. Que tous ses membres crèvent !
Il cracha au sol pour mieux appuyer son propos haineux.
– Je ne vous permets pas de parler ainsi de la Maison Ertos ! s’indigna Parnos.
– Je suis Kardanos Vildetos Ertos, ajouta Kardanos, glacial.
– Kardanos… fils de Vildetos ? Alors vous êtes un fils de traître et de lâche !
– Mesure tes paroles, vieillard sénile ! s’exclama Parnos. Les comtes Ertos sont des hommes d’honneur !
Quand le vieil homme ricana pour toute réponse, Parnos voulut des jeter sur lui. Le connaissant assez bien pour le pressentir, Kardanos posa une main ferme sur l’épaule de son serviteur et secoua la tête.
– Je serais curieux d’entendre précisément ce que tu as à reprocher aux comtes Ertos, dit Kardanos.
Bien qu’ulcéré, l’héritier du comté n’éprouvait pas la moindre crainte à l’idée d’écouter les griefs du vieil homme. Probablement exagérés ou fruit de la pire des mauvaises fois. Kardanos était bien placé pour connaître le respect dans lequel avaient toujours été tenus les comtes Ertos de Lul, notamment au nord, où ils étaient implantés depuis la naissance du royaume.
– Quittons ces sous-sols lugubres, vieil homme, et allons nous installer dans un endroit plus confortable pour discuter.
– Pour que tu puisses m’isoler des miens et m’assassiner en toute discrétion ? Jamais ! Ici je suis, ici je reste !
Kardanos soupira. La peste soit des gens bornés ! Mais un vieillard se devait d’être respecté, aussi paranoïaque soit-il. Il fit signe à l’un de ses hommes :
– Va nous chercher des coussins, des boissons et de la nourriture, nous discuterons ici.
– À vos ordres, monseigneur.
– Que ceux d’entre vous qui ont besoin de soins médicaux ou de se sustenter suivent mes gens. Qui souhaite entendre ce que ce vénérable vieillard a à dire reste. Les comtes Ertos n’ont jamais rien eu à cacher. Et je ne crains pas la calomnie.
Seule la femme qui le soutenait, en l’occurrence sa fille, resta aux côtés du vieillard.