Je l'avais promise il y a un certain temps, voici donc la version définitive de ma nouvelle traitant de Sherlock Holmes. Elle sera publiée cette année dans les cahiers de l'escarboucle bleue, la revue annuelle d'une association holmesienne de Toulouse.
La fiancée du détective – Ça alors, c’est extraordinaire !
La date peu ordinaire du jour mémorable qui m’arracha cette exclamation resterait à jamais gravée dans ma mémoire : le mercredi 29 février 1888. Et à mes yeux, l’événement qui en fut à l’origine n’était pas loin d’ébranler les fondements de l’univers.
– Que vous arrive-t-il, John ? questionna ma femme Mary en entrant dans notre salon, alertée par mon cri.
– Lisez vous-même, ma chère : le dernier entrefilet de la colonne de gauche ! fis-je en lui tendant le journal.
– «
M. et Mme Egelton-Verner ont l’immense plaisir d’annoncer les fiançailles de leur fille Victoria avec le célèbre détective Sherlock Holmes. La date de leur mariage sera annoncée dans les prochains jours ». Grands dieux, John, jamais je n’aurais cru lire une telle nouvelle un jour !
– Et moi donc, riai-je, ravi d’apprendre ce qui arrivait à mon ami et légèrement vexé de ne l’avoir appris que par le journal.
Je ne fus pas long à endosser un manteau et me coiffer d’un chapeau. Il fallait impérativement que je vois Holmes pour entendre de sa propre bouche la confirmation de cette incroyable nouvelle.
Je quittai donc notre appartement de Paddington et hélai un fiacre pour me rendre dans le meublé de Baker Street que j’avais partagé plusieurs années avec mon illustre colocataire. Si le cocher se posa des questions concernant son drôle de passager, qui passa la moitié de la course à rire sous cape, il eut la discrétion de ne pas en faire état, bien que le regard dont il me gratifia fût éloquent quand je le quittai une fois la course payée.
Quant à moi, je m’apprêtai à faire une entrée triomphale auprès de mon ami, lui qui par le passé avait tant tourné en dérision tous mes discours sur la gent féminine. D’un autre côté, j’étais sincèrement ravi qu’il ait trouvé chaussure à son pied, ce que j’avais pourtant jugé impossible jusque-là, connaissant son aversion naturelle pour les femmes.
Non pas qu’il les détestât à proprement parler, car je l’avais vu en plusieurs occasions se réjouir du bonheur matrimonial d’autrui, mais parce qu’il s’était toujours refusé à tomber dans ce piège, estimant que l’irrationalité qui allait de pair avec l’amour ne pouvait qu’avoir une influence néfaste sur l’efficacité de sa froide logique.
De ce fait, je m’interrogeai également sur cette Victoria Egelton-Verner. Pour induire un si grand bouleversement dans la vie de Holmes, cette femme devait à coup sûr avoir quelque chose d’extraordinaire. J’ignorais à ce moment que j’allais en être pour mes frais concernant mes supputations sur Mlle Egelton-Verner.
Arrivé devant le 221b, Baker Street, je ne perdis pas de temps à sonner pour me faire annoncer par Mme Hudson. Bien que mon ex-colocataire eût gardé l’appartement pour lui seul depuis mon départ, il avait été assez généreux pour me laisser ma clé. Dans un excès de sentimentalisme suffisamment rare pour être souligné, il avait alors affirmé que sa porte me serait toujours ouverte, ce dont je profitai sans vergogne à cet instant précis.
Je me retrouvai tout de même un peu penaud face à la porte du salon, et au moment où j’allais y toquer timidement, la voix de Holmes retentit à travers le battant :
– Cessez donc d’hésiter et entrez, mon cher Watson.
Quelque peu estomaqué qu’il eût deviné qui était son visiteur et les scrupules que j’avais à m’imposer ainsi sans y avoir été invité, j’entrai et découvris une scène sortant tellement de l’ordinaire qu’elle me fit un choc.
*
**
Sherlock Holmes était assis dans son fauteuil favori près du feu, les jambes nonchalamment croisées, sa pipe en merisier favorite à la bouche. Dans le canapé du salon, une jeune femme vêtue avec élégance leva les yeux de la broderie sur laquelle elle travaillait, et son regard d’une douceur infinie croisa le mien. J’avais beau être préparé au fait qu’une femme existait désormais dans l’univers de Holmes, je fus abasourdi de voir car
elle avait plus l’attitude d’une maîtresse de maison que d’une invitée, chose qui m’avait toujours paru impensable à Baker Street, connaissant mon ami. Les tourtereaux ne vivraient pas sous le même toit avant leur mariage, comme de juste, mais elle semblait déjà avoir imposé sa présence comme quelque chose allant de soi, sans qu’on puisse y voir quelque chose d’incongru ou d’artificiel.
– Mon cher Watson, fit Holmes en se levant pour m’accueillir, je suis positivement ravi de vous voir nous rendre une telle visite impromptue.
Je notai son sourire et son ton chaleureux, si différents de l’homme que je connaissais, et ne manqua pas de remarquer que ses yeux brillants voire fiévreux étaient dépourvus de leur froideur habituelle. J’étais ébahi par la transformation subie par mon ami, qui semblait avoir été frappé en plein cœur par les flèches de Cupidon ! Je ne pus m’empêcher de penser qu’il n’était qu’à l’aube de cette nouvelle vie : les fiançailles puis le mariage allaient tout changer dans sa vie, plus encore qu’il ne le croyait sans doute, aussi entrepris-je, fort de mon expérience à la matière, de le mettre le plus à l’aise possible.
– Tout le plaisir est pour moi, mon cher Holmes. Et permettez-moi de vous adresser mes plus sincères félicitations, ainsi qu’à vous-même, mademoiselle, fis-je en saluant profondément Mlle Egelton-Verner.
– Je suis enchantée de faire votre connaissance, docteur Watson. Sherlock m’a beaucoup parlé de vous, et vous associer à notre bonheur est un plaisir sans borne.
Elle accompagna ses paroles d’une œillade mutine à destination de son fiancé. Ce dernier grimaça un sourire et je me gaussai intérieurement, je dois à ma grande honte le confesser, de la gêne de mon ami : j’y reconnaissais les symptômes classiques de l’homme dont le cœur est pris au piège de l’amour, et qui ne sait plus trop où il en est. Combien cette sensation devait-elle être exacerbée chez Holmes, dont toute la vie se résumait à opposer une implacable logique contre toute visée criminelle !
Mlle Victoria Egelton-Verner avait une voix musicale et je n’eus aucun mal à croire qu’elle ait pu hypnotiser Holmes. Le parfait ovale de son visage abritait des traits fins et harmonieux, rehaussés par des yeux noisette aux effets changeants selon l’éclairage, et chargés d’un mélange d’intelligence et d’espièglerie. Elle respirait la joie de vivre et l’envie de la partager.
Nous eûmes une charmante conversation mondaine dans laquelle Holmes eut beaucoup de mal à exister. Je me réjouis presque de voir cet homme d’ordinaire si brillant et si spirituel perdre ses moyens face à cette femme : il semblait démuni, projeté dans un monde qui lui était totalement inconnu. Je le trouvai très humain voire touchant. La plupart du temps, il se contenta d’acquiescer du chef à nos paroles, un mince sourire pincé aux lèvres.
Chose non moins étrange, Mlle Egelton-Verner, bien qu’avenante autant que charmante, n’avait à mes yeux rien de plus que des dizaines d’autres femmes issues de la bonne société que nous avions eu l’occasion de croiser au cours de nos pérégrinations. Je fus donc légèrement déçu de voir que Holmes pouvait s’éprendre de quelqu’un de si conventionnel, d’autant que je m’étais toujours imaginé que Holmes tomberait amoureux – sans trop y croire – d’une femme à la personnalité aussi hors norme que la sienne.
Au terme d’une heure de conversation, au cours de laquelle Holmes montra à plusieurs reprises des signes de gaucherie inhabituels chez lui et que j’imputais tout naturellement à la fébrilité de l’homme transi d’amour, Mlle Egelton-Verner fit héler un fiacre pour rentrer chez ses parents, l’heure du déjeuner approchant.
Parfait gentlemen, Holmes et moi lui baisèrent la main avant qu’elle ne prenne congé. Dès qu’il eut refermé la porte derrière elle, Holmes s’y adossa, ferma les yeux et soupira, comme libéré d’un poids. Quand il rouvrit les yeux, toute trace d’émotion et de chaleur en avaient disparu : j’avais face à moi le Sherlock Holmes que j’avais toujours connu.
– Et bien, mon ami… commençai-je, tout sourire.
– Pas un mot, Watson, pas un mot ! me coupa Holmes en épongeant son front haut avec un mouchoir.
– Néanmoins, vous comprendrez aisément que…
– Êtes-vous armé, Watson ?
– Je vous demande pardon ? dis-je, interloqué au possible.
– Êtes-vous armé, oui ou non ?
– Non.
– J’en étais sûr.
Holmes sortit le Eley 2 du tiroir de son bureau et me le tendit.
– Mais que…
– Nous n’avons pas de temps à perdre, Watson ! s’emporta mon compagnon. Il ne faut pas la perdre de vue ! Un fiacre nous attend !
– Holmes ! Ne me dites pas que vous vous octroyez la liberté d’espionner votre fiancée ?
Le détective gronda quelque chose d’indistinct en me mettant le revolver dans la main. Il attrapa un manteau et un chapeau avant de se jeter dans l’escalier. Incrédule, je le suivis. En plus d’être amoureux, Holmes avait-il également cédé aux sirènes insidieuses d’une jalousie maladive ?
– Holmes ! Ne me dites pas que vous vous octroyez la liberté d’espionner votre fiancée ?
*
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Nous nous engouffrâmes dans le fiacre qui attendait Holmes, au moment où celui qui transportait sa fiancée tournait au coin de la rue.
– Suivez ce fiacre ! ordonna Holmes avant de s’asseoir et de se plonger dans ses pensées.
Je parvins à respecter le mutisme de mon compagnon pendant une bonne partie du trajet, mais à la fin je n’y tins plus :
– Holmes, mon cher Holmes, êtes-vous certain qu’il soit bien judicieux de vous attacher à ce point ? N’avez-vous donc aucune confiance en votre fiancée ? Si c’est le cas, Holmes, permettez-moi de vous dire en toute amitié que je réprouve totalement…
– Merci de cesser de couper le fil de mes pensées, Watson, fut la seule réponse, au demeurant glaciale, à laquelle j’eus droit.
Je me le tins pour dit, comprenant que Holmes resterait insensible à la voix de la raison. Tel était le paradoxe ultime auquel j’étais confronté : Holmes découvrant l’amour pour la première fois de son existence, il risquait de tomber dans tous les pièges tendus par l’excès inhérent à un premier amour. En tant qu’ami, j’avais conscience d’être le seul qui pourrait le raisonner. Quelle stupeur de voir un esprit si brillant et si rationnel succomber ainsi aux attraits de tels sentiments !
Lorsque le fiacre ralentit au bout d’une course qui me parut interminable, Holmes passa la tête par la fenêtre et cria au cocher :
– Nous descendons ici !
Il lança un billet au cocher, m’agrippa par l’épaule et me força à me cacher avec lui dans l’encoignure d’une porte. Je vis un fiacre, que je reconnus comme étant celui qui ramenait Mlle Egelton-Verner chez ses parents, s’arrêter devant l’une des résidences cossues de la rue. Holmes n’en perdait pas une miette et ne remarqua pas l’homme qui marchait vers nous. Je reconnus avec une certaine stupéfaction Lestrade, l’inspecteur de Scotland Yard à la tête de bouledogue, dont les supérieurs avaient une si haute estime… et Holmes une si piètre opinion.
Il fit sursauter Holmes quand il annonça que « tout était prêt ». Mon ami se tourna vers lui avant de hocher la tête et de scruter à nouveau la rue, y compris le fiacre désormais arrêté et dont le conducteur ouvrait la portière. L’homme poussa un cri de stupeur et Holmes se jeta en avant, l’arme au poing. Lestrade et moi le suivirent avec un temps de retard.
Quand nous arrivâmes, Holmes était aux côtés du conducteur : ce dernier montrait l’intérieur du fiacre et je constatai, incrédule, que celui-ci était vide. Mlle Egelton-Verner avait disparu !
Je concentrai mon attention sur l’échange entre le cocher et Holmes.
– Je ne comprends pas, monsieur. La dame était à l’intérieur et je ne vois pas quand elle aurait pu descendre !
– Réfléchissez, pour l’amour du ciel ! exhorta Holmes. Une vie est en jeu !
– Il y avait des travaux au carrefour de Stanford Road et St Alban’s Grove, c’est le seul moment où j’ai été à l’arrêt plus de quelques secondes. Elle n’a pu sortir qu’à cet endroit.
– Et vous n’avez rien entendu ou vu de suspect ? insista Holmes, moitié menaçant moitié désespéré.
– Ma voiture a été secouée quand nous étions à l’arrêt et un groupe de piétons nous a alors dépassés. J’ai supposé que l’un d’eux, par inadvertance, nous avait heurtés.
Holmes se ratatina sur lui-même suite à cette réponse. Il regardait partout autour de lui avec des yeux vides et dépourvus de toute expression. Je compris que la probabilité que Mlle Egelton-Verner ait quitté le fiacre de son plein gré était quasiment nulle, et qu’elle avait certainement été enlevée. Je m’en ouvris à mon ami :
– Holmes, votre fiancée a sûrement été kidnappée par un de vos ennemis, par vengeance ou pour un autre funeste dessein !
Holmes revint à la vie et je reculai face à la lueur volcanique qui apparut dans ses yeux.
– J’ai agi comme un imbécile, Watson, pire, comme un criminel !
– Mon cher Holmes ! Vous ne pouviez pas savoir que la femme que vous aimez serait…
– Vous n’y comprenez rien, Watson, aussi vous saurais-je gré de ne rien ajouter. Rentrons.
Avant de partir, Holmes échangea quelques mots avec Lestrade, et je vis l’inspecteur grimper les marches qui menaient au perron de la demeure des Egelton-Verner. Je ne pus m’empêcher d’éprouver une réelle compassion pour Sherlock Holmes, qui n’avait pas trouvé le courage d’affronter les regards accusateurs de ses futurs beaux-parents pendant qu’il leur aurait annoncé la nouvelle de l’enlèvement de leur fille.
Je ne pus également m’empêcher de m’inquiéter pour mon ami : le simple fait qu’il ait recruté Lestrade pour surveiller la maison des Egelton-Verner m’aurait paru exagéré en d’autres circonstances. Mais force m’était de constater qu’au vu de l’enlèvement de Mlle Victoria, ces précautions ne semblaient pas dénuées de tout fondement, au contraire.
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