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Retour à la maison
04/03/2018
* * *
I
Le jour était à peine levé que la maisonnée était déjà en effervescence. On se bousculait dans les couloirs, on se hélait d’un étage à l’autre, on s’activait pour raviver le feu dans les cuisines. Les enfants des domestiques étaient l’un envoyé chercher de l’eau à la pompe, l’autre voir si le père Jules arrivait avec ses œufs et ses légumes. Et quel vin doit-on ouvrir ? Pas cette piquette en tout cas ! Et Madame qui prend son temps pour se pomponner, comme d’habitude !
Toute l’activité convergeait autour de la grande pièce à vivre au rez-de-chaussée. L’automne avait à peine commencé, aussi le grand poêle en faïence n’était-il pas allumé. Les allées et venues continuelles des habitants suffisaient largement à réchauffer l’endroit avant que le soleil ne pointe ses rayons sur les hautes fenêtres. Au centre trônait une grande table en bois massif avec des pieds sculptés de courbes délicates. Elle constituait l’objet de toutes les attentions : une nappe immaculée, le service des grands jours, l’argenterie, des corbeilles à fruits…
Une voix plus forte que les autres s’approchait :
« Germaine, n’oubliez pas d’aller cueillir des fleurs : c’est un jour de fête, bon sang ! Henri, veuillez poster quelqu’un le long de la route : il ne s’agirait pas que nous soyons pris au dépourvu ! Ah, la table est dressée. Excellent », approuva le maître de maison en entrant.
Vêtu de son plus beau costume, le patriarche approuva le travail effectué. Sa barbe et ses favoris impeccablement taillés avaient beau être gris depuis plusieurs années, il gardait encore une bonne forme physique qu’il mettait à profit pour diriger ses affaires et sa maison. Comme tout le monde ici présent, il attendait ce jour avec impatience depuis presque cinq ans.
« Allons, continuons comme ça : mon fils ne doit pas tarder et je tiens à ce qu’il soit reçu dignement ! »
Et le personnel de s’activer de plus belle sur les derniers préparatifs. La matinée était déjà bien avancée quand un cavalier venant du village se présenta à la porte du domicile.
« Monsieur, l’express de dix heures vingt est bien entré en gare. Monsieur Paul en est bien descendu. Il chargeait ses bagages sur la calèche du père Théophile quand je suis parti. J’ai galopé aussi vite que possible, comme vous me l’avez demandé. Il ne doit pas avoir atteint la ferme des frères Robert je pense.
– Merci à vous, mon bon. Voilà pour votre peine. Henri va vous conduire aux cuisines et veillera à ce qu’on s’occupe de votre cheval. »
Le maître de maison n’attendit pas la réponse du messager car les premiers invités se présentaient déjà. Voisins, famille proche et moins proche… Tout le monde voulait assister au retour du fils prodigue.
Rapidement, de petits groupes se formèrent autour de la table, échangeant salutations, compliments et potins. Dehors, le soleil était aussi de la fête et on décida d’ouvrir les fenêtres pour bénéficier de la chaleur de cette fin d’été. Les invités se demandaient combien ces années d’absence avaient changé le jeune Paul.
« Je savais que la Marine ferait de lui un homme ! » Répétait son père à qui voulait bien l’entendre, rassuré du retour de son héritier.
Tout d’un coup, l’un des garçons de ferme fit irruption en trombe devant la maison en criant :
« Ça y est : il arrive ! Il arrive Monsieur ! »
Ni une, ni deux, les invités se précipitèrent dehors pour accueillir le jeune Paul. Au bout de l’allée bordée de cyprès on voyait déjà apparaître la calèche le ramenant chez lui.
* * *
II
Autour de la table les conversations allaient bon train, alimentées par un flot de nourriture et d’alcool qu’on pouvait croire intarissable. Champagne, vin blanc, vin rouge, marc, sans oublier la petite eau de vie de poire du Père Jules et aussi de l’eau et des sirops pour les enfants. Le repas était maintenant terminé depuis plusieurs heures et un orchestre improvisé faisait danser les convives sous la lumière déclinante du jour.
Après avoir narré plusieurs fois le récit de ses cinq dernières années, Paul avait enfin pu se libérer et déambulait parmi les invités, retrouvant de vieux amis et s’efforçant de rattraper le temps perdu.
Se retournant après l’une de ces conversations, il se trouva nez-à-nez avec une jeune femme.
« Justine…, commença-t-il.
– Paul, répondit-elle d’une voix hésitante. Cela me fait très plaisir de vous revoir… Je…
– Moi aussi Justine, moi aussi. Comment allez-vous ? Maintenant que je suis revenu, nous pourrions reprendre nos promenades à cheval, qu’en dites-vous ?
– Je crains que cela ne soit pas possible, Paul. Beaucoup de choses ont changé depuis votre départ et… »
La déception était visible sur le visage de Paul.
« Mais Justine, nous nous étions promis…
– Cinq années se sont écoulées, Paul. Et quand vos lettres se firent plus irrégulières… J’ai pris peur : tous les journaux ne parlaient que de cette campagne et de la férocité de ces sauvages.
– Mais je suis là, et je n’ai jamais cessé de vous écrire ni de penser à vous. Qu’importe l’inconstance de la distribution du courrier !
– Ce que je veux vous dire, Paul, c’est que je ne pouvais plus supporter d’attendre au milieu de toutes ces terribles nouvelles, alors je me suis fiancée.
– Quoi ? Vous vous… avec qui ? »
Paul avait inconsciemment haussé le ton, poussé par le choc de cette nouvelle. Ayant surpris l’argument, un autre invité fendit alors la foule pour se porter à leur rencontre. D’environ le même âge que Paul, il portait fièrement une moustache à la dernière mode. Il arriva près de Justine et lui prit délicatement le bras.
« Tout va bien, ma chère ? Paul, bienvenue au pays, salua-t-il.
– Armand, répondit le jeune homme. Ainsi, c’est toi le fiancé de Justine.
– Oui, tu n’avais plus donné signe de vie depuis presque un an et les nouvelles de ces défaites en Extrême-Orient étaient dans tous les journaux. Même là-bas tu as du apprendre que le gouvernement n’a pas résisté à un tel tollé. Enfin, toujours est-il que Justine s’est rendue à la raison et nous nous sommes fiancés peu de temps après. Les noces sont prévues pour le printemps prochain. Tu es invité, bien entendu. »
Paul était toujours sous le choc.
« Justine, nous nous étions promis…
– Paul, vos lettres n’arrivaient plus, je croyais que vous étiez tombé lors de quelque bataille. Pardonnez-moi…
– Et nos promenades, nos conversations, ce moulin à aube lors de l’orage, je devrais oublier tout cela ?
– Paul ! le reprit Justine.
– Ne calomnie pas ma fiancée, Paul ! s’exclama Armand.
– Calomnier ? Nous nous aimions, Armand ! Peut-être veux-tu le lui faire oublier mais pas moi ! Si j’ai survécu aux balles, à la mitraille, aux moustiques, à l’eau croupie des rizières et à la mousson, ce n’est pas pour renier mes promesses ! »
Alarmés par la tournure que prenait la conversation, un des oncles de Paul voulut le calmer mais Armand cru bon de poursuivre sur son avantage et d’enfoncer le clou.
« Alors peut-être qu’au lieu de partir à l’aventure au bout du monde tu aurais mieux fait de rester ici et de mettre de l’ordre dans tes affaires. Après tout, qu’est-ce que ces expéditions vont nous rapporter ? Ce n’est pas du riz qui empêchera le Kaiser de marcher à nouveau sur Paris ! Mais ce n’est pas comme si toi et les autres guignols de la Marine avaient jamais pu faire quelque chose d’utile. Retournes donc auprès de tes ivrognes et laisse faire les personnes responsables ! »
C’en fut trop pour Paul. Bouillant de rage et d’une amère déception, il décocha un coup de poing à son ancien ami d’enfance.
Le choc fit basculer Armand en arrière et il fut rattrapé par d’autres convives. Se relevant, un filet de sang aux lèvres, il annonça :
« Très bien : je te propose que nous réglions ça demain à l’aube devant témoins. Au premier sang. Si tu gagnes et que Justine le désire, j’annulerai nos fiançailles. Dans le cas contraire…
– J’accepte », répondit simplement Paul.
* * *
III
Autour de la table, en cette heure précédant l’aube, l’ambiance était morose. Les lampes à pétrole éclairaient des visages inquiets. Recroquevillée sur un fauteuil dans un coin de la pièce, Justine fixait la grande pendule, terrorisée à l’idée de ce qui allait suivre. À l’autre bout, le père de Paul avait renoncé à faire changer d’avis les duellistes et s’était résigné à faire venir le médecin du village. Ne pouvant supporter l’attente, la mère de Paul avait préféré se retirer pour la nuit.
Seuls Paul et Armand, assis aux extrémités opposées de la table n’affichaient pas un air troublé. Par l’intermédiaire de leurs témoins, ils s’étaient mis d’accord sur les armes – des pistolets – et la distance – vingt-cinq pas.
On n’entendait que le tic-tac de la pendule. L’aube n’était plus très loin. La porte d’entrée de la maison claqua et un courant d’air apporta un avant-goût de la fraîcheur et de la rosée du matin mais aussi une odeur de tabac. L’un des témoins de Paul quitta la pièce un cigare à la main, croisant le fumeur qui venait de rentrer. Et l’attente de reprendre, et les minutes de s’ajouter aux secondes.
S’efforçant de tromper l’ennui, ses angoisses et la fatigue qui l’envahissait, Paul contemplait la table. Il songeait au temps passé ici dans son enfance à courir autour, à faire ses devoirs sous l’œil de son père puis, succès des affaires aidant, sous celui d’un tuteur. Sans oublier les innombrables repas de famille. Il faisait aussi taire les appels à la raison de sa conscience, se rappelant qu’Armand n’avait jamais fait mystère de son envie de la fortune rapidement gagnée de sa famille ni de sa jalousie face à la facilité avec laquelle Paul charmait la gente féminine. « Non, cela aurait dégénéré tôt ou tard… » S’efforçait-il de se convaincre.
Justine sursauta lorsque la pendule sonna six heures du matin et enfouit son visage dans ses mains, pour ne pas voir ce qui allait suivre. La porte s’ouvrit de nouveau et le second fumeur entra, annonçant simplement :
« Messieurs, il fait dorénavant assez jour : c’est l’heure. »
Paul et Armand se levèrent ensemble et sortirent, suivis de leurs témoins respectifs et du docteur. Ils ignorèrent le père de Paul quand il leur implora une dernière fois de cesser cette folie avant qu’il ne soit trop tard.
Resté seul avec Justine, le chef de famille tenta de la calmer mais elle ne voulut rien savoir. Il s’assit donc à table et attendit. Pour cette veillée, on avait débarrassé les couverts et la fine nappe brodée. Cette dernière avait été remplacée par une toile grossière sur l’ordre du médecin qui comptait utiliser la table pour opérer le ou les blessés à l’issue du duel.
On ne pouvait discerner les voix au-dehors, tout au plus un staccato plus terrible encore que le tic-tac de la pendule quand les témoins égrenèrent le nombre de pas. Et puis deux coups de feu simultanés qui résonnèrent dans toute la maison. Justine éclata en sanglots.
* * *
IV
« Il me faut plus de lumière ! Écartez-vous ! » Ordonna le docteur.
Tout le monde s’affairait autour de la table où était étendu le blessé. Le docteur s’efforçait de contenir l’hémorragie tandis que deux autres personnes immobilisaient le patient. On avait dû faire sortir Justine de la pièce et le père de Paul avait envoyé quérir le curé.
Finalement, le second duelliste entra, l’air grave. Sa victoire lui importait peu car il n’avait jamais eu l’intention de blesser sérieusement son adversaire. Il comptait viser l’épaule mais il s’était retourné trop vite et son bras avait dévié. Armand avait été touché à la poitrine et ramené prestement dans la maison.
« Seigneur, le poumon est touché. Je ne peux rien faire de plus pour lui, annonça le docteur. Armand, je vais vous faire une piqure de morphine, pour la douleur. »
Le médecin tendit la main vers sa trousse mais le blessé l’arrêta.
« P… Paul, demanda-t-il au milieu d’une quinte de toux.
– Je suis là, Armand.
– Joli tir… finalement les marins ne sont peut-être pas aussi incompétents que cela… Il s’efforça de sourire mais ce ne fut qu’un rictus de douleur.
– Je ne voulais pas… bredouilla Paul.
– Sottises, tu voulais gagner et moi aussi. Où est Justine ?
– Elle n’a pas pu rester : la tension nerveuse.
– Ah. Alors peut-être que le vainqueur n’est pas celui qu’on croit en fin de compte. »
Armand termina sa phrase sur une quinte de toux plus violente que la précédente, cette fois accompagnée de sang. Il respirait avec de plus en plus de difficultés.
« Laisses-moi Paul. Docteur, a-t-on prévenu ma famille ?
– Oui, jeune homme. Maintenant, calmez-vous un peu », l’intima le médecin.
Tandis que Paul s’éloignait, sous le choc, on accompagna le curé au chevet du mourant. L’homme d’église ne perdit pas de temps et se mit à psalmodier les derniers sacrements.
Paul ne réagit pas quand son père s’approcha de lui.
« J’espère que tu es content de toi, le sermonna-t-il. Ce devait être un jour de fête et tu as tout gâché.
– Je suis désolé, père. J’étais si sûr de moi… Mais rassurez-vous : je ne vous importunerai pas plus longtemps. Je vais repartir à Paris. On m’avait proposé un poste au Ministère, je vais accepter l’offre.
– Je comprends, fils. Pourtant tu devras bien revenir un jour et affronter les conséquences de tes actes. Je ne vivrai pas éternellement. »
Paul se contenta de hocher la tête et sortit de la maison, sans même jeter un regard en arrière.
Sur la table, Armand achevait d’agoniser sous les regards résignés de l’assistance.