Et voici le dernier chapitre de cette aventure. J'espère que ce livre vous aura plu.
Merci.
Ils marchèrent rapidement toute la journée pour gagner le village d’Ebron sur une rivière qui se jetait dans le fleuve descendant vers l’Argos. Herana avait prévu ce voyage avant même de savoir que le but serait double : en finir avec sa vengeance et maintenant retrouver sa petite fille. Un bateau les attendait patiemment à quai et Isil jeta un coup d’œil désespéré vers la Cimmérienne.
« Un bateau ? Oh non… n’y a-t-il pas moyen de s’y rendre à cheval ?
— C’est trop loin et le temps compte à présent. Demetros va nous traquer et tout mettre en œuvre pour nous retrouver, tous autant que nous sommes. Et puis d’abord, il a quoi ce bateau ?
— Je vais mourir pendant ce voyage, gémit Isil d’une mine déconfite. »
De fait, elle passa la première partie du voyage la tête penchée par-dessus le bastingage à vomir jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus rien donner au fleuve… et la deuxième partie couchée sur le flanc, recroquevillée, en espérant qu’une mort rapide vienne la délivrer du tourment que son estomac lui infligeait, malgré le réconfort que ses compagnons tentaient, tant bien que mal, de lui apporter. Même Kathleen s’avoua impuissante à la soigner.
À l’exclusion du mal de mer d’Isil, la descente du fleuve se passa sans incident notoire si l’on excepte les deux plongeons que Lansmir effectua en trébuchant maladroitement sur le pont du bateau et qui obligèrent l’équipage à le repêcher à la gaffe. De fait le jeune homme s’avéra pathétiquement maladroit pour tout et Herana finit par se demander comment un être aussi inconsistant avait pu jusque-là survivre dans un monde aussi dur que celui d’Hyboria.
Le port de Messianta fut enfin en vue après un voyage interminable, et par sécurité, le bateau s’arrêta quelques miles en amont pour débarquer ses curieux passagers. Il faisait nuit et brumeux lorsque le bateau accosta la rive ouest. L'Argos était une région fertile, recouverte de plaines et de terres cultivées. Les argosiens étaient réputés pour leurs navires, leur pêche et le grand port dont la ville de Messianta disposait.
« Voilà. C'est ici, dit le capitaine, maintenant payez-moi. »
Herana, Kathleen, Hepner, Lansmir et Isil, pâle comme un linge bien propre, débarquèrent et la Cimmérienne rétribua le capitaine avec quelques bijoux prélevés sur la cassette du traître Marak.
« Merci de m’aider… avait-elle dit en se tournant vers la petite communauté. »
Isil lui sourit mais ne répondit rien et regarda attentivement la carte que la Cimmérienne avait déployée devant eux, attendant l’explication de leur périple.
« On doit trouver une maison, une grande maison. Il y aura sûrement des gardes et pas des débutants. Ça va aller ? »
C’était fort concis comme explication et le plan ne pouvait être plus simple. Hepner fit oui de la tête ce qui résumait fort bien l’engagement de chacun à ses côtés.
Lansmir n'avait jamais rien compris aux cartes remplies de dessins qui ne voulaient rien dire, mais s’il fallait trouver une grande maison c'était son « truc », prétendit-il puis il ajouta.
« On devrait se diviser non ? Bah oui, comme ça moi je pourrai voir les gardes et mon copain la grande maison ! »
Isil, tout en écarquillant les yeux d’étonnement, se demanda à son tour si le cerveau du jeune homme fonctionnait correctement.
Herana baissa la tête, démotivée.
« Lans, tu resteras avec Kathleen... Tu la protégeras… ou alors c'est elle qui te protégera. »
La jeune sœur se mit à rire et posa doucement sa main sur celle du jeune homme.
« Ne t'en fais pas. Le moindre bobo et je viendrai pour toi, où que tu sois... » dit-elle dans un sourire pétillant de malice.
La troupe s’éloigna vers l’ouest et franchit une colline en se servant des zones boisées pour plus de discrétion puis elle arriva en vue d’une modeste plaine au milieu de laquelle se trouvait un ensemble de bâtiments ressemblant à quelque ferme fortifiée. Rampant dans les hautes herbes, ils suivirent Herana en silence.
Ils arrivèrent en bordure d’une vigne qui se terminait contre un muret de pierres moussues dont une partie était écroulée un peu plus loin.
« Très bien, dit Herana. Kathleen puis Hepner, suivis par moi, nous allons avancer les premiers. Vous les archers, vous nous couvrirez. Si quelqu’un pointe son nez, vous l’abattez ! Une fois que nous serons à l’abri du muret, là-bas, Lans viendra nous rejoindre et Isil et moi on le couvrira. Ensuite ce sera le tour d’Isil et c’est nous qui la couvrirons… Des questions ? Prêts ? Faites attention, Bori hante ces lieux… Allons-y ! »
Isil se saisit d’une flèche et engagea l’empennage dans la corde qu’elle tendit légèrement en prenant une visée vers le muret en question. Si quelqu’un se montrait, il lui suffirait de finir de bander son arc pour tirer… soit une seconde ou deux, maximum. Elle observa Lansmir et sourit en espérant qu’il ne tirerait pas dans les fesses d’un de ses compagnons…
La jeune fille regarda attentivement Hepner, Kathleen et Herana s’éloigner d’eux sans bruit. Lansmir transpirait à grosses gouttes et ne cessait de s’agiter en examinant les alentours, à l’affût du moindre bruit. Lorsque ce fut son tour de s’élancer, il chargea à travers la vigne, se griffa aux ronces, se coupa sur un cep effilé et finit par trébucher et mordre la poussière pour s’empêtrer en hurlant de rage dans une vigne à dix mètres du muret sous le regard médusé de ses compagnons. Il essaya de se libérer en donnant des coups de dagues un peu partout, gesticulant comme un beau diable et finit par abandonner, résigné à mourir dans ce qu’il pensa être un piège tendu par l’ennemi.
Isil se demanda s’il n’était pas plus simple de l’achever avec miséricorde d’une flèche bien placée et, croisant de loin le regard d’Herana, elle comprit être en symbiose d’esprit avec la Cimmérienne qui se posait exactement la même question au même moment.
Herana avait suivi la fin de la course du malheureux en se frappant le front de désespoir. Ce garçon n’avait décidément aucun avenir à espérer !
« Mon dieu, dit-elle tout bas, je peux bien comprendre qu’il a été traumatisé par ce qu’il a enduré dans sa prison… Mais qu’est-ce que je raconte ? Il était comme ça… avant !
— Moi je le trouve très courageux, répondit la jeune sœur.
— Hepner ? »
Herana regarda l’assassin amusé.
« Oui... Compris… Je vais chercher ce comique. »
Hepner se hâta à travers la vigne, regardant d'un air démotivé le jeune Lansmir se débattre comme un lion pris dans des rets.
« Calme-toi vieux ! Je... »
Hepner se jeta soudainement sur lui, recouvrant le jeune homme de sa cape. Une femme venait de sortir du Muret à l’endroit où celui-ci était éboulé et le spectacle qu’elle offrait était plutôt terrifiant. Elle était entièrement recouverte de sang, les avants-bras percés de clous, vêtue d’une tunique ensanglantée et portait dans ses mains une grande hache dégoulinante de sang. Une horrible odeur de mort parvenait jusqu’à eux. On entendit une voix s’élever de derrière les pierres.
« Mirabelle ! Ramène-toi ! Il reste quelques chevaux pour toi !
— J'arrive, cria la femme, je voulais juste du raisin pour les hommes ! »
« C’est ça, le culte de Bori... murmura Herana. »
Hepner coupa les liens de l'archer maladroit et le força à le suivre jusqu'à ce qu'ils arrivent près des deux soeurs.
« Lansmir ! Tu es bête ou quoi ? Tu le fais exprès d'être aussi stupide ? s’emporta la Cimmérienne.
— Hé ! Doucement grande sœur, intervint Kathleen, tu ne vois pas qu'il a peur... Tiens Lansmir, prend cette potion. Elle t'aidera à te sentir mieux. Tu verras, tu vas te sentir plus puissant ! »
Herana se posta un peu en arrière et sortit son arc pour couvrir l'arrivée de la jeune Isil qui s'élança sans attendre son reste, encore sidérée par le lamentable spectacle que Lansmir venait de leur offrir. En quelques secondes, elle les rejoignit en évitant soigneusement les vignes piégeuses et s'allongea tout contre Herana en demandant.
« C'était quoi ça ?
— De quoi tu parles ? De cette tête de piaf ou de la femme recouverte de sang et cloué sur les bras ? Si c’est de Lansmir, il est et restera comme ça…
Elle se mit à rire, puis changea de ton.
« La femme est une adepte du culte de Bori. Certains rites exigent qu’une vierge tranche le sexe d’un étalon pour se… si tu vois ce que je veux dire… C’est horrible et dégoûtant… Elle se baigne ainsi dans son sang et s’y replonge toutes les heures. J’ai été sous leur garde pendant deux ans au fond d’une grotte, à dépérir et durant ces deux longues années j’ai malheureusement dû subir plusieurs de leurs rites infâmes… »
Elle baissa les yeux et la voix.
« Je… je ne pourrai jamais plus enfanter… Ma sœur m’a soignée et je vais mieux mais ça… Tu sais, Isil, j’adore les enfants et cette… mégère qui vit à l’intérieur de cette secte m’a retiré ce droit à tout jamais… J’en souffre terriblement… Tu comprends maintenant pourquoi je suis ici ? »
Isil muette d’horreur fit oui de la tête tandis que Kathleen lui passait les bras autour du cou pour l’embrasser.
« Ô Herana… Je… je ne savais pas…
— T’en fais pas petite sœur, je vais beaucoup mieux. »
La Cimmérienne fit un effort pour reprendre l’emprise sur elle-même.
« Bon, allez ! Debout tout le monde, on va passer de l’autre côté de ce muret, ici pour ne pas attirer l’attention. Je passe la première. »
Hepner proposa ses deux mains en guise de marchepied et la guerrière s’envola par-dessus les pierres.
La révélation d’Hérana et tout ce qu'impliquaient ses sous-entendus et ses non-dits fut un moment cruel qui fit frissonner Isil de toute son âme. Ce que décrivait la Cimmérienne était si horrible et tellement contre-nature qu'elle crut un instant être dans un rêve... ou plutôt un cauchemar. Quels étaient donc les monstres qui hantaient ces lieux ? Quelle obscurité flottait derrière ce muret qu'Herana venait de franchir avec l'aide d'Hepner ?
Elle s'élança à sa suite et posa à son tour un pied sur les mains entrecroisées que l'Aquilonien lui tendait. Elle fut propulsée avec force dans les airs, et retomba gracieusement dans un épais buisson. Perdue au milieu des tiges vertes, elle s'efforça d'en sortir la tête au plus vite pour assister à la suite.
Lansmir se sentait tout drôle après avoir bu la potion. Incroyablement tout semblait très facile. Il escalada le muret tout seul et se lança par-dessus puis retomba sans provoquer aucune catastrophe.
« J'ai repéré deux éclaireurs sur le toit du bâtiment, murmura-t-il. À cette distance il faut tenir compte de la trajectoire et de la force du vent. Il vient de l’ouest et ne souffle pas trop fort… deux ou trois degrés d’anticipation me paraîssent bien. En sachant que nos flèches ont une vitesse d’environ trois cents kilomètres heure, l’objectif étant à cent vingt mètres, j'estime à une seconde et demie le temps avant impact pour une élévation initiale d’environ dix-huit degrés. C'est risqué mais… je tente le coup ? »
Herana sidérée, se retourna vers lui avec de gros yeux qui le regardèrent froidement.
« Mais de quelle terre viens-tu ? Tu n'es pas de ce monde, ce n'est pas possible... »
La jeune sœur se mit à rire discrètement en écartant les mains.
« C'est l'effet de ma potion... Mais, elle agit différemment sur lui… je ne sais pas pourquoi. »
La discussion fut vite interrompue par le passage non loin d’eux de deux autres femmes pareillement recouvertes de sang et transportant une tête de cheval et une autre de veau vers ce qui semblait être le lieu d’une fête. Herana risqua un coup d’œil.
« Ils boivent et offrent une fête en l’honneur de leur dieu Bori en mangeant des bêtes sacrifiées, parfois crues… Regardez, dans des cages il y a des hommes et des femmes qui eux aussi seront sacrifiés par le chef à l’issue du repas. »
Elle se rassit et continua à voix basse.
« On va attendre ici qu’ils soient ivres et endormis. Quand le moment sera venu, Isil et Lansmir, vous abattrez les deux gardes qui se trouvent sur le toit… D’ici là, profitons-en pour nous reposer. »
Ils s’allongèrent dans les hautes herbes. Isil se coucha sur le flanc en chien de fusil et ferma les yeux pour chercher le sommeil quand elle sentit dans son cou le souffle chaud de la Cimmérienne qui s’était étendue tout contre elle dans son dos. D’un geste protecteur, Herana enroula un bras autour des épaules de la jeune fille sans rien dire, caressant sa peau douce du bout des doigts tandis que Kathleen chuchotait à voix basse entre Hepner et Lansmir en émettant parfois de petits rires étouffés.
Ils restèrent ainsi plusieurs heures. Isil s’était allongée sur le dos et contemplait les étoiles qui apparaissaient une par une dans le ciel assombri. Les échos de la « fête » parvenaient jusqu’à eux et berçaient ses souvenirs. Elle revivait sa longue chute dans la rivière du haut des falaises des Quatre Vallées, avec l’ours et Louve… cet instant qui avait marqué le départ d’une nouvelle vie, puis son passage à Orandia et le chalet d’Hiivsha, l’ancien guerrier magicien qui lui avait proposé de l’épouser… puis les jours sombres de Tarentia et ses semaines passées au bordel en attendant sa proie… Ses souvenirs s’accélérèrent : Ragnard, la descente aux enfers, Belverus, Herana, les Loups, Marak…
Il lui tardait à présent de retrouver ces fameux Loups du Vanaheim au grand complet pour partir avec eux vers d’autres horizons, vers une autre destinée qui n’était pas écrite…
Isil contempla la jolie Kathleen maintenant silencieuse, perdue elle aussi dans ses songes, Lansmir le maladroit plein de charme, Hepner dont la puissante présence masculine était rassurante et Herana qui portait en elle une si grande force de caractère tout en dégageant une sorte de sensualité dominatrice… La Cimmérienne penchée sur elle l’observait en souriant doucement tout en jouant avec les boucles blondes de ses cheveux. Isil lui rendait son sourire en frémissant sous de douces caresses qui effleuraient ses joues duveteuses ou son long cou mais qui parfois s’égaraient vers des territoires plus intimes.
L’archère referma les yeux, en attendant la suite… elle voyait parfaitement dans sa tête les deux gardes sur le toit… c’était comme s’ils étaient déjà mort pour elle, car sa main ne tremblerait pas.
Un coq chanta et la réveilla. Isil rouvrit les yeux et chercha la guerrière du regard. Elle se trouvait un peu plus loin, adossée au muret et jouait avec sa dague d’un air songeur. Herana rêvait de trancher la gorge de la femme qui vivait dans cette maison entourée de jardins et de fontaines, afin que tout son cauchemar se termine pour de bon. Mais depuis son combat avec Irlian, un doute s’était instillé en elle. Dans cette maison, il se trouvait peut-être une adolescente qui pouvait être sa fille et elle voulait croire de toutes ses forces que c’était bien le cas. Alors le puzzle serait achevé et sa vengeance serait complète. Non pour elle, mais pour toute sa famille et ses amis tombés sous les coups mortels de la folie de cette Moreen, matriarche des lieux.
Progressivement, les bruits de la fête s’étaient estompés et maintenant le silence régnait. L’heure de l’action avait sonné.
« Debout tout le monde, dit-elle à voix basse. On a un travail à finir. Lans, Isil ! Tenez-vous prêts ! »
Les arcs se bandèrent. Lansmir calcula dans sa tête tous les paramètres nécessaires à un tir de précision tandis qu’Isil s’en remettait à son instinct d’archère et à cette magie dont Hiivsha lui avait dit qu’elle était partout pourvu qu’on veuille bien la chercher et accepter de se mettre en harmonie avec elle.
Herana compta tout doucement.
« Un… deux… trois… Allez-y ! »
Les deux flèches entamèrent à l’unisson leur course comme des dards silencieux et mortels. Les deux gardes tombèrent de concert sans bruit. Herana ramassa son sac et le mit en bandoulière en regardant le petit groupe.
« L’accès principal est barricadé et bien gardé, mais nous, nous allons passer par l’arrière des bâtiments. Il y a une trappe qui donne sur les sous-sols… Je ne sais pas exactement ce que nous allons y voir, mais... je suis certaine que ce ne sera pas beau à voir… ni à sentir... Bon, allons-y ! »
Herana s'élança la première, suivie des autres. Ils traversèrent le jardin telles des ombres fugaces et silencieuses, enjambant les gardes ivres et les adeptes endormis. Enfin, ils atteignirent la fameuse trappe dont Hepner n’eut aucun mal à forcer la serrure.
« C'est ouvert. Honneur aux dames. »
Herana avança dans le noir. Plus ils avançaient, plus l’odeur devenait insupportable, horrible. Isil retint les nausées qui s’emparèrent d’elle et plaqua la main sur son nez avec des grimaces de dégoût.
« Pouah, c’est quoi cette puanteur ? »
Hepner avait saisi une torche qui se trouvait à l’entrée des souterrains et il l’éleva au-dessus de lui tout en prenant la tête du cortège.
« Par la barbe des dieux ! Quelle horreur ! »
Il y avait un peu partout dans des recoins, des hommes, des femmes, des bêtes, baignant dans des mares de sang. Certains montraient des orbites vides dans lesquelles manquaient leurs yeux, d’autres avaient eu leur langue arrachée, mais tous étaient affreusement vivants, attachés à des chaînes. Des gémissements et des lamentations pitoyables s’élevaient sur leur passage et certaines de ces « choses » tentaient de ramper jusqu’à eux. Les corps étaient recouverts de vermine et de plaies purulentes… C’était épouvantable !
« Quelle horreur ! répéta Kathleen en écho tout en s’agrippant au bras de sa sœur, Herana, j'ai peur !
— Ne regarde pas et reste près de moi.
Un peu plus loin il y avait des cellules fermées par des barreaux puis une salle avec une grande table toute maculée de sang et des outils sordides et inquiétants… visiblement une salle de torture. Des sortes de machines et d’ustensiles plus ou moins compliqués ornaient les lieux, tout droit sortis de l’imagination perverse et détraquée d’un esprit dément, vision de sadisme à l’état pur, illustration du mal le plus absolu… Il y en avait pour homme et pour femme et tous étaient rougis par le sang incrusté qui était omniprésent dans cet endroit maudit.
« Quel dieu peut-il laisser faire de pareilles horreurs ?
— Tous, répondit Herana, ils sont tous coupables de laisser faire cela, Kathleen.
— Je ne peux pas imaginer que tu aies pu survivre dans un endroit pareil ! »
Isil ne put maîtriser un dernier haut-le-cœur et se retourna pour vomir contre le mur, l’estomac révulsé. Lansmir avança sa main vers un objet aux formes compliquées posé sur la table et qui ressemblait à un bracelet ouvert en deux.
« Non ! dit Herana en lançant préventivement un bout d’os humain qui traînait à terre, sur l’appareil. »
Deux mâchoires garnies de pointes se refermèrent sur lui avec un clac sinistre.
« Lans ! s’écria-t-elle exaspérée, ne touche à rien tu m’entends ? »
Hepner s’exclama.
« Par ici, une porte ! »
Il testa le lourd battant de bois clouté et en examina la serrure. Dans la salle de torture, il alla chercher un crochet et une tige de fer avec lesquels il s’activa plusieurs minutes jusqu’à ce qu’un déclic indique qu’il avait réussi son crochetage. Poussant la porte, il s'avança d’un pas de velours suivi du reste du groupe.
Ils grimpèrent des escaliers qui débouchaient sur une petite pièce ronde aux murs nus sur laquelle donnaient plusieurs portes, toutes identiques. Hepner s’arrêta.
« Heu, là, bon… je passe la main ! »
Herana en désigna une de la main.
« Celle-là, elle mène directement au deuxième étage ! »
Ils arrivèrent dans un grand couloir de marbre rosé orné de tentures rouges qui présentaient toutes un motif central noir en forme de tête de mort.
« Brrr, sinistre décoration, murmura Isil. »
Un peu plus loin le couloir tournait à droite et débouchait sur une galerie ouverte sur de grandes arcades blanches séparées par d’immenses plantes vertes dans des pots énormes entre lesquels ils avancèrent, presque accroupis, par bonds successifs. Là, le couloir s’élargissait en un modeste hall au centre duquel coulait une petite fontaine et sur lequel donnait une grande porte dorée à doubles vantaux, finement sculptée et gardée par deux soldats.
Hepner s’avança à découvert et lança les deux dagues en même temps, tuant net les soldats. Cela lui prit trois secondes.
« C’est ici, dit Herana. Restez ici et tuez toute personne qui arrivera. Ce ne sont pas des soldats de métier, alors ils ne devraient pas vous poser de problème… sauf par leur nombre peut-être ! »
Kathleen s’avança vers elle.
« Herana, je…
— Non, coupa sa grande sœur, j’y vais seule ! »
Son ton ne souffrait aucune contradiction. Elle ouvrit un battant et disparut à leurs yeux.
Kathleen, Hepner et Isil restèrent un moment à se regarder en se demandant quoi faire et quelle attitude adopter.
« Où est Lansmir ? demanda subitement Isil »
Il n’était plus là ! Hepner haussa les épaules en écartant les bras d’un geste d’impuissance désabusée et la jeune fille fit une moue. Quant à Kathleen, elle resta de marbre, essayant d’écouter semblait-il, ce qui se passait derrière la porte.
Le Cimmérien murmura.
« On fait quoi là, des devinettes ou on part à sa recherche ? »
Isil sourit.
« Non, restons ici et attendons qu’Herana revienne… »
Au même moment un bruit bizarre se fit entendre, difficile à identifier. Venait-il de la pièce dans laquelle Herana s’était enfermée ou d’ailleurs, c’était impossible à dire.
Hepner dressa l’oreille.
« Vous avez entendu ?
— Oui, répondit Isil, mais je ne sais pas ce que c’est. »
Elle banda son arc, prête à tirer. Soudain, des gardes venus d’on ne sait où surgirent de tous les côtés, leur épée à la main. Comme par enchantement, les poignards réapparurent dans les mains d’Hepner et Isil dressa son arc. Un des gardes qui devait être leur chef, lança un ultimatum.
« Rendez-vous ou nous vous massacrerons ! Vous n’avez aucune chance de vous échapper ! »
Isil interrogea Hepner du regard et du coin de l’œil observa Kathleen qui tenait sa lame cachée derrière son dos, l’air parfaitement inoffensive.
……………………………………
La pièce était immense et recouverte de feuillures d’or et de tissus précieux, éclairée de dizaines de torches. De grandes baies donnaient sur l’extérieur, reliées par un large balcon marbré plongé dans la pénombre de la nuit, orné de rosiers pourpres et noirs et au milieu duquel était installé un trône extravagant, en or massif, posé sur un tapis de velours rouge. Dans l’obscurité, une vieille femme était assise dedans qui regardait la Cimmérienne en applaudissant doucement de ses mains racornies.
« Et voilà la plus grande terreur de tout les temps. Ma nièce, Herana ! dit-elle avec un rictus qui déformait son visage fripé. »
Herana ne répondit rien tant sa rage était forte et traversa la pièce en direction du balcon. Son cœur battait à se rompre et elle sentit une immense colère monter en elle comme une mer de lave incandescente dans la cheminée d’un volcan.
« Eh bien, ma fille, tu as perdu ta langue ? Pourtant je ne te l'ai pas arrachée à toi. Si tu es ici, c'est que mon tendre et cher fils est mort... Pauvre Irlian, dommage, c’était un brave petit. Je lui avais dit que son arrogance finirait par le perdre. »
Elle parlait lentement, d’une voix éraillée, en détachant les mots. Herana ôta son sac de son épaule, défit la lanière qui le maintenait fermé et le jeta aux pieds de la vielle femme. Une tête roula sur le velours. C'était celle d’Irlian. La vieille poussa un cri.
« Tu es vraiment horrible ! Regarde ce que tu as fais à mon petit garçon... »
Moreen se leva dans une longue robe noire et or et s'avança dans la lumière de la pièce mettant en relief ses longs cheveux blancs effrangés et les profondes rides de sa peau qui attestaient son grand âge. Elle souriait méchamment.
« Alors, mon enfant, qu’y a-t-il ? Tu n'arrives plus à parler ?
— Ne t'approche pas ! cria Herana sous le coup d'une puissante colère.
— Oh ! Mais, qu’est-ce ? … C'est que tu pleures ? — Elle rit. — Les mêmes larmes qu'autrefois, quand tu criais sous la douleur et le poids de la solitude. Tu étais tellement mignonne quand tu couinais ainsi qu’une petite truie !
— Tu es folle... Tu m'as fais mal au plus profond de mon être... J'étais venue pour te demander de l'aide... Pourquoi m'avoir fait ça ? Je suis...
— Tu n’es qu'une pauvre idiote ! s’emporta la vieille femme, comme ta tendre mère ! Aussi stupide et inutile qu'elle ! Je t'avais donné l'occasion de devenir grande, Herana, puissante et forte ! Et toi, tu as fais quoi ? Tu as préféré rejoindre cette troupe de mercenaires aveuglés par cette Siobhan et tous ses discours écœurants ! Eh bien, regarde maintenant ! Qu’a-t-elle fait de vous ? Des pleutres, des lâches, des déchets de l’humanité qui se cachent et se terrent comme des rats… qui fuient comme des proies lamentables et misérables ? Où es donc passée la grande armée des Loups du Vanaheim, dis… réponds-moi, où est-elle ? »
La vielle femme reprit son souffle.
« Mes hommes n’ont pas réussi à trouver ton cadavre après la nuit de la grande trahison… Tu ne peux pas savoir combien grande a été ma déception... Mais, au moins étais-tu loin de moi et loin de mon fils... Et pourtant, il a fallu que tu reviennes… »
Ses propos devenaient plus décousus, plus incohérents. Elle dodelinait à présent de la tête et ne paraissait plus autant assurée sur ses jambes séchées.
« Même si tu étais ignorante, tu l’aurais su… un jour. Tout ce que j'ai construit, tout ce que j'ai fait pour mon dieu ! Tu l'aurais détruit... »
Herana ferma les yeux, sa patience était à bout.
« Où est-elle ? cria-t-elle les poings serrés à s’en faire craquer les phalanges.
— Je savais bien que mon fils n’aurait pas tenu sa langue... Eh bien oui, Herana, elle existe encore. Elle vit toujours… ici, dans cette maison. Sûrement en train de dormir paisiblement dans sa chambre, là ! ajouta-t-elle en désignant une porte fermée. Je lui ai dit la vérité, du moins en ce qui te concerne... qui tu étais et ce que tu faisais... Elle attend depuis ta venue… depuis son tout jeune âge sans jamais perdre espoir... Elle s'appelle, Rose. Roselyn. »
Herana n'arrivait pas à en croire ses oreilles. Elle baissa sa garde et laissa quelques larmes couler sur ses joues. La vieille reprit.
« Mais tu arrives trop tard !
— Que veux-tu dire, demanda Herana le cœur battant, parle ou je te… »
Moreen ricana.
« Une drogue, une drogue puissante coule dans ses veines… de la cyrianthe noire… à moins que tu ne sois venue avec un guérisseur, d’ici trois heures elle sera morte !
— Noon ! cria la Cimmérienne. Je… »
Soudain, la vielle femme tituba et dut prendre appui sur l’accoudoir du trône. Ses épaules s’étaient voûtées. Quelque chose venait de se briser en elle sans que la guerrière en comprenne la raison.
« Je savais que ce jour viendrait, Herana... le jour où ta lame viendrait me percer le cœur...
— Quel cœur ? ironisa la jeune femme, tu n’en as jamais eu ! Torturer des innocents, pratiquer des sacrifices… et tu prétends avoir un cœur ? »
Moreen cracha son mépris.
« Pense ce que tu veux.... cela m’importe peu venant de toi ! Tu es venue seule ?
— Non ! Je suis venue avec des amis… de valeureux guerriers qui valent chacun mille fois mieux que toi !
— Alors, mes gardes ne feront guère le poids... Ce sont des paysans, des fils de bergers et des innocents en manque d'aventure... sans entraînement… »
Herana s'approcha, reprenant son épée en main. La veille femme se mit à genoux.
« Frappe fort… frappe juste… mais frappe vite ! Je vais revoir mon fils et mon mari... Bori me regarde en ce moment même et attend ma visite avec impatience...
— Pourquoi ? Je ne pense pas que ce soit à cause des Loups ? Pourquoi tout cela Moreen ?
— Pourquoi je t'ai fait tant de mal ? Tu veux vraiment le savoir ? Car... tu lui ressembles tellement... à ta mère !
— Ma mère ?
— J'étais aussi jeune que toi et ton père était un très beau jeune homme. Il ne m’a jamais accordé ma chance… il ne voyait qu’elle ! J'étais terriblement jalouse et... chaque fois que je te regardais, je la revoyais encore et encore... Je ne regrette rien ! Ce fut... amusant, jouissif de revoir son visage à travers le tien et de te faire tout le mal que je n'ai jamais pu lui faire à… elle ! »
Elle éclata de rire. Herana glissa sa lame sous sa gorge. La vielle murmura en joignant ses mains.
« Adieu… et prends soin de ce qui te reste comme famille... si tu en es encore capable ! »
La guerrière trancha la tête d’un coup sec. Celle-ci roula sur le côté du corps entraînant un jet de sang.
……………………………………..
Hepner leva les yeux au ciel en esquissant un sourire puis adressa un clin d'œil complice à Isil. On lui avait appris qu’il était plus difficile à des hommes de suivre les ordres… quand personne ne pouvait leur en donner. Tout naturellement, Isil lâcha donc sa flèche qui jaillit en sifflant et transperça le cou du chef de la garde en tranchant ses vertèbres cervicales. L'homme ne sourcilla même pas et tomba en arrière comme une masse, raide mort sous l'œil médusé de ses hommes. La suite fut plus que rapide.
Hepner avait fait un pas rapide sur le côté aussi souple qu'un félin et en tournoyant sur lui-même, il trancha la jugulaire du garde à sa gauche, son coup favori, tandis que d'un mouvement arrière il plantait l'autre lame dans le flan de celui qui se tenait à sa droite, passant entre les côtes pour atteindre directement le cœur.
Kathleen choisit elle aussi la gorge du garde le plus proche tandis qu'une deuxième flèche d'Isil se fichait en plein dans la poitrine d'un cinquième.
Le tout n'avait duré que cinq secondes et l'effectif des gardes venait d'être divisé par deux. Complètement stupéfaits devant la rapidité de l'attaque alors qu'ils s'attendaient à voir les intrus se rendre docilement, les cinq autres gardes se regardèrent et s'enfuirent dans les couloirs de l'étage.
« Ah ben non, s'exclama Hepner, s’ils se sauvent, ce n'est pas du jeu... comment va-t-on s'amuser maintenant alors ? ... Et d'abord, il est passé où Lansmir ? »
Un peu plus loin, au détour d’un couloir, un jeune homme observait un papillon se poser sur une fleur. Le vol de cet insecte était irrégulier et ne correspondait à aucun schéma quantifiable. Tout à coup, il vit arriver vers lui cinq gardes qui couraient à toutes jambes. Il était cuit ! Courageusement, il banda son arc pour vendre chèrement sa peau mais les hommes passèrent près de lui sans même lui accorder un regard… on eut dit qu’ils avaient le diable à leurs trousses. Il décida de tirer dans le tas, une, deux, trois, quatre, cinq fois, rapidement, comme à l’exercice. Quand il eut terminé, les fuyards étaient morts. Il haussa les épaules. Certes, il n’y avait rien de glorieux à abattre des ennemis dans le dos, mais c’était autant en moins pour repartir de là. L’esprit pratique primait ! Il reprit sa route et tomba sur ses compagnons qui le cherchaient.
« Ah te voilà, fit Hepner en colère. Viens et tâche de ne plus te perdre ! Tu n’as vu personne ?
— Non, fit Lansmir en regardant en l’air… non… j’aurais dû voir quoi ? »
Herana sortit de la grande pièce en tenant une jeune demoiselle dans ses bras. Elle semblait dormir profondément et son visage était pâle. Herana pleurait de joie... Elle sentait son coeur se réchauffer au contact de la petite. Elle se sentait... bien.
« Kathleen... Vite ! Voici Roselyn, ta nièce. Moreen lui a donné de la cyrianthe noire… il faut que tu fasses quelque chose. »
La petite sœur sourit et sortit de son sac une fiole qu’elle avait préparée comme tant d’autres à bord du bateau avec des plantes qu’elle avait ramassées au fil des quelques arrêts sur les rives du fleuve.
« J’ai ce qu’il faut, dit-elle en versant un liquide bleu entre les lèvres de l’adolescente. »
Puis elle entonna une incantation, ses mains plaquées sur le visage encore enfantin.
« Dans quelques heures elle se réveillera… Tout ira bien, ne t’inquiète pas !
— Oh, Kathleen... C'est fini, je crois... que... Ô mon dieu, je ne trouve plus mes mots. »
Hepner jeta un coup d’œil dans la pièce puis se retourna.
« Il faut partir avant que les gardes ne se ressaisissent ! »
Herana les regarda en souriant.
« Avant, j'aimerais vous remercier... vous avez risqué vos vies pour moi et pour... ma fille ! »
Cela lui fit tout drôle de prononcer ce mot. Isil posa une main sur son épaule.
« Tu en as fait autant pour nous, Herana… allez, viens, rentrons… »
Elle prit la tête de la petite troupe et effectua le chemin inverse qu'ils avaient parcouru. Ils sortirent en courant de l'enceinte de la demeure et se retrouvèrent dans les bois avoisinants. Isil se tourna vers Herana qui tenait serrée contre elle sa fille et lui dit.
« Bon, Herana, maintenant que tout est accompli, rentrons-nous à Tortage ?
— Nous avons rendez-vous à Messianta. De là, nous prendrons le bateau pour Tortage rejoindre les Loups du Vanaheim ! Hâtons nous. »
Le groupe reprit sa marche. Kathleen observa longuement le visage endormi de sa nièce. La ressemblance était frappante entre la mère et la fille : les mêmes traits, le même front, les mêmes yeux… et les mêmes taches de rousseur sur le nez !
Ils marchaient depuis plusieurs heures quand soudain, la demoiselle battit des paupières et ouvrit les yeux, fixant avec étonnement le visage de la femme qui la transportait infatigablement. Ce visage qui lui ressemblait… le sourire aux lèvres, elle se blottit contre son cou.
« Je savais. Je savais qu'un jour tu viendrais ! »
Herana était toute souriante, heureuse. Elle posa sa fille sur le sol et elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre en pleurant tandis qu’Isil et Hepner, qui avait saisi Lansmir par le col, faisaient quelques pas pour s’éloigner discrètement.
« Tante Moreen m'avait toujours dit que tu viendrais un jour pour moi… rien que pour moi... Maman ! »
De s’entendre appeler ainsi lui fit tout drôle… Elle avait chaud, chaud dans son âme, chaud dans son cœur.
« Je suis, là... Je te jure, Roselyn, je serai à présent toujours là pour toi. Ma vie n'avait plus de sens avant de savoir que tu existais... Mais maintenant, je vais m'occuper de toi... »
Ils reprirent leur marche joyeusement, d’un pas léger, Lansmir fredonnant et Hepner riant aux côtés de Kathleen. Herana était heureuse. Elle tenait par la main droite sa fille et Isil par la gauche, et toutes trois rayonnaient de bonheur, plus belles que jamais. Un nouvel espoir, une nouvelle route à prendre… un avenir à découvrir… tout cela sentait bon… bon comme l’odeur iodée de la marée du matin montant de Messianta qui leur apparaissait au loin dans la clarté feutrée du soleil levant.
FIN